Le champagne Bollinger organise un événement pour célébrer les cinquante ans du « R.D. », le « récemment dégorgé », inventé en 1961 par l’héritière Bollinger qui voulait que des millésimes anciens puissent s’exprimer avec une jeunesse conservée intacte par le vieillissement sur lies. Le premier millésime qui a donné lieu à un « R.D. » est le millésime 1952 qui a été fait en 1961. Le R.D. n’est pas fait toutes les années mais seulement quand on estime que le vin vieillira particulièrement bien.
Nous nous retrouvons plus de cinquante au pied de la Tour Eiffel, de multiples nationalités et le minuscule ascenseur du restaurant Jules Verne nous monte au deuxième étage de la Tour. Les trois quarts du restaurant exploité par Alain Ducasse ont été privatisés. De 10h45 à 12h00 environ, nous allons goûter douze millésimes du R.D., guidés par Mathieu Kaufmann le maître de chai. Il y a dans la salle les filiales internationales de Bollinger et beaucoup d’écrivains et journalistes du vin d’Allemagne, d’Espagne, du Japon, de Russie, de Chine, d’Australie et de beaucoup d’autres pays. J’ai la chance d’être assis à côté de Jérôme Philipon, président de Bollinger.
Une dégustation étant progressive, chaque étape est influencée par les étapes précédentes. Le récit qui va suivre est écrit en temps réel, comme mon palais ressent chaque vin. Un ordre différent aurait pu changer des appréciations, marginalement sans doute, mais un classement différent eut été possible.
Voyons ce qui s’est passé. Il y a forcément des redites, des doublons, car ce que je ressens est inscrit au fil de la plume. Tous les vins ont été dégorgés le 11 mars 2011, sauf le dernier vin. J’ai demandé à Matthieu avant l’exercice si quatre mois de dégorgement étaient suffisants pour exprimer l’âme de chaque vin. Il m’a affirmé que oui.
Champagne Bollinger R.D. 1997 : couleur très claire, nez très intense, profond, complexe, toasté. La bouche est épaisse, brioche et beurre. Le final est très gras, épais. Ce vin est extrêmement qualitatif. J’aime beaucoup et c’et plus solide et structuré que l’image que je me suis forgée de 1997. Il est gourmand et donne soif. Un très joli fruit rouge apparaît plus tard, en plus de du caramel, du beurre et de la brioche. Grand vin.
Champagne Bollinger R.D. 1996 : il est un peu plus doré que le 1997. Le nez est un peu moins tendu,, plus charmeur mais intense. Le vin est noble et joue plus sur son charme. Il y a beaucoup de citron et de fruits blancs. Il y a de la légèreté. On est plus dans le fruit et les fleurs que le 1997 qui est dans les brioches et viennoiseries. Le final est moins long que celui du 1997. Le 1996 est beaucoup plus complexe que le 1997 mais le 1997 semble dans un état de grâce que n’a pas ce 1996. Le final est poivré. Le vin devient de plus en plus grand, plus féminin que le 1997.
Champagne Bollinger R.D. 1995 : la couleur est belle, d’un or qui n’a aucun signe d’âge. Le nez est extrêmement discret, délicat et raffiné. L’attaque est belle, et ce 1995 est un R.D. classique. Il y a une légère amertume. Il évoque la groseille à maquereau, la groseille, les fruits blancs et jaunes, avec du poivre et une légère astringence. C’est le plus strict des trois mais il doit bien s’éveiller sur des plats qui le provoquent. Il s’épanouit dans le verre et son final est racé.
Champagne Bollinger R.D. 1990 : la couleur est un peu plus dorée, la bulle est fine. Le nez est minéral et explose de champignons comme la morille. Le goût est très toasté, beurre, croissant, fumé. Mais le champignon est beaucoup trop envahissant dans le goût et dans le final, ce qui limite le plaisir.
A ce stade, mon classement est : 97, 96, 95, 90, le 96 étant le plus complexe et le plus prometteur, mais le 97 étant d’un bel épanouissement à ce stade de sa vie.
Champagne Bollinger R.D. 1988 : son parfum, c’est l’état de grâce. C’est le nez parfait. La couleur est très jeune, sans signe d’âge. En bouche, on a le croissant, le beurre, les fruits confits. C’est un champagne parfait car en lui tout est équilibré. J’adore ce champagne épanoui et plein de charme au final glorieux. J’écris sur mon cahier de dégustation : « ça c’est du champagne ». Il est gourmand, plaisant. On ne se pose pas de question, on en jouit. L’acidité est parfaitement intégrée et la trace en bouche est parfaite.
Champagne Bollinger R.D. 1985 : le nez est d’une rare élégance, féminin. La couleur est très jeune. En bouche, quelle élégance ! On sent du fumé et un léger champignon comme avec le 1990, un peu de torréfaction et de café. Il est moins glorieux que le 88, mais il est bon.
Je classe à ce stade : 88, 97, 96, 85, 95, 90.
Champagne Bollinger R.D. 1979 : la couleur est aussi très jeune, sans signe d’âge. Le nez est fort, puissant, montrant son alcool. Mais il sait aussi être élégant et sans signe d’âge. En bouche, c’est la grâce ! On perçoit le pain toasté, la brioche. Il est à la fois élégant et gourmand. Il joue dans la même ligue que le 88. C’est un très grand champagne au final à la fois légèrement amer et gras. Matthieu suggère de la rhubarbe dans son goût. J’adore ce champagne.
Le 1985 amorçant un « come back » en perdant son champignon et en gagnant en élégance, je classe : 88, 79, 85, 97, 96, 95, 90.
Champagne Bollinger R.D. 1976 : l’or est clair et très joli. Le nez est très élégant, très champagne, c’est-à-dire qu’on sent le picotement de la bulle dans le parfum. Le goût est très équilibré. C’est un champagne magnifique d’élégance et de raffinement. C’est un grand champagne qui n’en fait pas trop. Il n’a pas besoin de montrer ses biscotos, il est élégant surtout. Son final est raffiné, c’est la classe. Les fruits blancs, le fumé léger, tout est suggéré en douceur. L’équilibre est parfait, le final est profond, long, plus lourd. C’est immense. Il est très grand.
Je classe : 88, 76, 79, 85, 97, 96, 95, 90. Les jeunets qui satisfaisaient joliment mes envies reculent dans le classement à chaque arrivée de merveilles.
Champagne Bollinger R.D. 1966 : la couleur est la première qui montre un signe de début d’évolution. L’or devient légèrement ambré. La couleur est très belle. Le nez évoque des fruits orangés. Il est très élégant mais fait un peu évolué. En bouche il est tout en retenue, élégant. Les fruits confits apparaissent. Le final est riche et gourmand. Il est hypersophistiqué et intéressant. C’est un champagne qui ne peut pas laisser indifférent. Il est très grand et j’aime l’explosion de sa complexité. Il est à la fois discret et émouvant. Il est très grand et je l’adore.
Champagne Bollinger R.D. 1961 : son bel or fait moins âgé que le 1966. La couleur est très jeune et la bulle est active. Le nez est discret mais sait être intense quand on respire à fond. Le vin est gourmand, équilibré, très bon, mais un peu simplifié. Il est toasté, brioche, chaleureux. Matthieu nous dit que c’est une bonne surprise. C’est le toast qui s’impose dans le goût. Il a un sacré charme.
Je classe : 88, 66, 76, 79, 61, 85, 97, 96, 95, 90.
Champagne Bollinger R.D. 1959 : le bel or est un peu plus strict. Le nez est de miel, puissant et intense. En bouche, c’est glorieux. C’est un immense champagne, d’un équilibre invraisemblable. Il a tout pour lui, très intégré. Il est toast, brioche et fruits jaunes. Le final est riche de miel. J’essaie un autre 1959 au goût de miel, encore meilleur au final plus précis.
Champagne Bollinger R.D. 1952 : celui-ci est le seul qui n’ait pas été dégorgé le 11 mars 2001, mais en 1961, l’année où il fut décidé de créer le R.D.. C’est donc le premier R.D. qui ait été jamais fait. La couleur est d’un or glorieux. Le nez est très minéral. C’est le premier des douze dont le nez a un petit aspect riesling de pierre à fusil. Il évolue ensuite vers le miel. Le vin est fantastique. Il est incroyablement gourmand. C’est la perfection de Bollinger, faite de miel et de gourmandise. Il a tout pour lui, le fruit, mais aussi la brioche, le chocolat et le café. C’est un petit-déjeuner à lui tout seul ! par rapport aux autres, il est plus doux, car il a probablement été plus dosé à cette époque que les 11 qui ont été en mars dosés à quatre grammes.
Mon classement final est : 1952, 1988, 1966, 1959, 1976, 1979, 1961, 1985, 1997, 1996, 1995, 1990.
C e classement ne rend pas justice aux plus jeunes, mais les plus anciens montrent un tel épanouissement qu’il est logique qu’ils soient en tête. Si Bollinger avait voulu faire la démonstration de la pertinence du concept de « récemment dégorgé », c’est réussi, puisque les anciens champagnes ont une vitalité extrême. Il faut donc qu’il y ait des R.D.. Mais comme c’est le 1952 qui gagne la compétition, cela démontre aussi que Bollinger vieillit bien, même quand il a été dégorgé il y a longtemps.
Ce qui m’a frappé aussi, c’est qu’il n’y a pas un style unique Bollinger. Il y a des tendances, certains allant vers la brioche quand d’autres vont vers les fruits. On a donc à chaque millésime un Bollinger nouveau. Mais la caractéristique de fond, c’est une extrême qualité du vin, une grande précision, un équilibre qui s’affine avec l’âge. On est dans le monde de l’élite du champagne.
Après cette « lourde épreuve » car elle fut studieuse, nous nous égayons au deuxième étage de la Tour Eiffel en rafraîchissant notre palais avec un Champagne Bollinger Spécial Cuvée magnum sans année qui glisse aimablement en bouche. A ce moment, il n’est plus question d’analyser, mais de profiter des délicieux canapés qui nous sont proposés à profusion.
Nous passons à table, et là où je suis, on voit Paris à perte de vue. Près de moi, un russe organisateur de voyages, un espagnol qui écrit sur le vin, une japonaise qui écrit sur le vin et la gastronomie comme un allemand aussi très proche. De quoi avons-nous bavardé ? De vin bien sûr.
Le menu conçu par le restaurant Jules verne est le suivant : langoustines rafraîchies au caviar / homard de nos côtes court-bouillonné, légumes primeurs acidulés / blanc de turbot doré en cocotte, artichauts violets et premières figues de Provence / pigeon en crapaudine cuit au sautoir, févettes et petits pois à la française / brie de Meaux, jeunes salades / vacherin citron-fraises des bois.
Le moins qu’on puisse die, c’est que je fus déçu. Car c’est très Ducasse, très politiquement correct, destiné à ne froisser aucun palais, alors ça reste d’un rare froideur. Le homard est anesthésié par les légumes trop acides, le turbot est inexpressif et le pigeon n’a pas d’âme. Autant le service est impeccable et attentionné, autant les sommeliers ont été remarquables d’efficacité, autant cette cuisine qui joue en dedans a raté sa cible à force de trop de prudence. Le potentiel existe. Mais il faut aussi savoir monter au filet.
Le Champagne Bollinger Spécial Cuvée magnum sans année est un très agréable champagne, joli compagnon de gastronomie. Le Champagne Bollinger Grande Année rosé 2002 ne parle pas beaucoup à mon cœur, mais je ne suis pas un grand fan des rosés. Le Champagne Bollinger R.D. 1997 confirme l’excellente impression qu’il m’avait donnée lors de la verticale et s’élargit lorsqu’il est confronté à de la nourriture. Présenté en vin surprise, le Champagne Bollinger R.D. 1975 qui est donc le 13ème R.D. de la journée est absolument immense et montre un saut gustatif énorme par rapport au 1997. Le R.D. est donc un champagne qu’il faut savoir laisser vieillir, car cela lui va bien. Le Champagne Bollinger rosé sans année ne m’a pas plus parlé que le rosé précédent.
Il se trouve que Bollinger est associé depuis quarante ans au nom de James Bond et si le 1975 a été servi à table, c’est un clin d’œil, car dans l’un des films, James Bond est dans ce lieu, au Jules Verne, et boit du Champagne Bollinger 1975. Les propriétaires de la marque James Bond sont présents, et Jérôme Philipon leur offre un meuble à tiroirs dessiné par un décorateur connu qui comporte les douze R.D. que nous avons bus. L’adjoint de Jérôme a fait réaliser en secret douze meubles identiques numérotés de 001 à 012. Avec une évidence plaisante, Jérôme a offert à la famille associée à Bollinger depuis quarante ans le meuble numéroté 007. Ces meubles se retrouveront très sûrement dans des ventes de charité.
La maison de champagne Bollinger a voulu célébrer 50 ans du R.D. et le montrer à des acheteurs et écrivains de très nombreux pays. La démonstration fut extrêmement convaincante. Bollinger est résolument un grand champagne à la diversité de goût que je n’imaginais pas aussi grande. Et vive les vieux !