Nous sommes dans la sud. Nous invitons un couple d’amis. Lui m’envoie un SMS : « je peux apporter un Mouton 2000, mais n’est-ce pas trop jeune ? ». L’envie de goûter ce vin que je révère est trop forte. Je lui dis : « il sera parfait ».
Je demande à mon ami qu’il dépose le vin avant 17 heures pour que je l’ouvre. Il me l’apporte. Ma femme prépare une joue de bœuf et me demande un vin rouge. Je cherche des vins du Rhône dans ma cave, mais aucun ne convient car les acidités ou les amertumes sont trop fortes. Ma femme, lassée de ces essais me demande un vin blanc. Celui que je trouve a son agrément.
A vingt heures, nous sommes réunis. Je décide d’ouvrir un Champagne Substance Jacques Selosse dégorgé le 20 mars 2007, car Anselme Selosse vient de vivre un drame : on lui a cambriolé près de quatre mille bouteille de vins, mais le plus triste, car le plus dangereux, est qu’on lui a volé seize mille étiquettes et plus de dix mille capsules. De quoi pourrir le marché avec des faux. C’est donc un toast de solidarité et d’amitié que nous portons. Le vin est d’un or clair généreux. La bulle est active. Ce vin est typé, comme tous les vins de Selosse, mais ce qui frappe, c’est son extraordinaire sérénité. Il est tendu comme un arc, mais il domine cette tension. C’est fascinant de voir que ce vin puisse combiner à ce point extrémisme et sérénité. C’est un immense vin. L’intensité de saveurs de fruits qui pourraient être au sirop mais sont sans sucre est extrême, avec une trace de suggestion de fumé.
Nous grignotons de la poutargue, de la Cecina de Léon, du jambon San Daniele, des petites tartines à la tapenade et tout cela se goûte bien. Le champagne qui suit est le Champagne Laurent Perrier Grand Siècle magnum sans année que je dois avoir depuis plusieurs années. Ce champagne est radicalement opposé au précédent. Il est romantique, floral, avec des notes de fleurs blanches. Son élégance est délicate. C’est un champagne de plaisir, moins cérébral que le Selosse, mais qui n’est pas dominé par lui. Il se boit bien.
Ma femme a préparé une lotte recouverte par une belle tranche de foie gras. C’est un Rossini de lotte, sans sauce, sauf pour les femmes qui ont sur leur assiette une trace de gelée de citron. C’est le vin de la joue de bœuf qui accompagne la lotte, un Mas de Daumas Gassac blanc 2001. La couleur légèrement ambrée est très jolie. Le nez très pur est engageant. En bouche, le vin est généreux, droit, clair. Il manque un peu de folie mais il est solide et accompagne bien les deux composantes du plat. La juxtaposition de mâches de la lotte et du foie gras est saisissante de pertinence. C’est un plat remarquable.
La joue de bœuf est superbe et la sauce faite au vin blanc se révèle être une belle solution, car il y a une légèreté que ne donnerait pas un vin rouge. Le Château Mouton Rothschild 2000 frappe par sa puissance de pénétration. C’est un vin tout en profondeur, avec une richesse de trame remarquable. On sent que l’on est face à un grand vin, opulent, velouté, acéré comme la lame d’une épée.
A côté de lui, c’est une Côte Rôtie La Mouline Guigal 1996. Au premier abord, le Mouton semble dominer, tant sa trame riche trace la route. Mais il faut attendre l’épanouissement dans le verre et c’est alors qu’apparaissent le charme, la séduction et la sensibilité. On ne peut pas comparer les deux vins tant ils sont dissemblables. Le Mouton, c’est la profondeur, la pertinence, la conviction et la persuasion sur un vin de texture riche et profonde. La Mouline, c’est Rita Hayworth qui retire ses gants noirs dans Gilda. Car la séduction que l’on pourrait croire au premier degré est redoutable d’efficacité.
Les deux vins acceptent volontiers la joue de bœuf, surtout le rhodanien, et sont plus circonspects avec les fromages. Le Laurent-Perrier Grand Siècle accompagne le dessert à la mangue avec entrain.
Les vins sont tellement disparates qu’il serait difficile de les départager. Mais Philippe sans que je lui demande m’indique que la plus grande émotion fut avec le Selosse. Je suis de cet avis. Je mettrais en tête le Selosse et ensuite ex-æquo le Mouton et la Mouline, avec s’il fallait les départager, un léger avantage pour le Mouton.
Les deux vedettes de ce repas d’amitié, ce sont la lotte mariée au foie gras, accord tactile de deux mâches opposées, et le Selosse Substance, pénétrant, typé à l’extrême, subjuguant par sa capacité à offrir cohérence et charme.