Nous dînons en famille avec ma fille cadette, mon fils, une nièce de ma femme et une de nos petites-filles. Alors qu’aucun apéritif n’était prévu, j’ai envie d’ouvrir un Champagne Perrier-Jouët 1966. Aussitôt des petites vérines aux goûts variés éclosent sur la table, ainsi que des champignons de Paris baignant dans de l’huile et fortement oints d’ail, suivis par une terrine de foie gras. Le décor est planté et le champagne peut entrer en scène. A l’ouverture j’ai senti un léger pschitt et le bouchon est venu facilement. La bulle est quasi inexistante mais le pétillant est bien là. La couleur du champagne est très belle, à peine ambrée, joyeuse. Le parfum discret est noble et le champagne a une jeunesse en bouche qui est plus belle que celle du Salon 1983 bu il y a deux jours qui a pourtant dix-sept ans de moins. Bien affirmé, solide, carré, aux beaux fruits jaunes, vineux, c’est un grand champagne d’une grande année.
J’ouvre un Champagne Krug Grande Cuvée de plus de trente ans, le frère de celui qui a été bu il y a deux jours. La couleur est claire, limpide, ce qui est d’une rare beauté. La bulle est très active. C’est un champagne en pleine possession de ses moyens, au parfum envoûtant tant il est fort. Ce Krug emplit la bouche s’installe et domine. Il est toutefois un peu moins glorieux que le même champagne ouvert il y a deux jours. Il a moins le sourire du vainqueur. Mais on est à tel niveau de perfection que le plaisir n’est pas entamé.
Ayant cherché des vins dans ma cave j’ai eu la curiosité de regarder dans des zones non inventoriées. J’ai vu un Mercurey Château de Chamirey 1er grand cru années 40 que je suis obligé d’estimer puisque l’étiquette de millésime a disparu. Le niveau est bas aussi l’ai-je ouverte pour ce soir avec l’espoir qu’il ne soit pas trop tard. Mais hélas le bouchon très gras laisse sortir un parfum désagréable. Dans le même examen en cave j’ai prélevé un Pommard Clos des Epeneaux Domaine Comte Armand 1962. Même niveau bas, même peur et là aussi à l’ouverture un parfum peu engageant.
Prévoyant le pire, j’ai ouvert une bouteille de Vega Sicilia Unico 2002 au parfum tonitruant. Ce que ce vin affiche, c’est Alain Delon quand il avait vingt ans. Le parfum est de fruits noirs mais aussi de violette.
A table au moment où est servi le poulet dominical, les odeurs des deux bourgognes sont moins rebutantes mais je n’éprouve pas le besoin de faire l’essai. J’ai trop envie du vin espagnol qui montre à quel point il est raffiné. C’est un vin juteux, spontané, nature, avec des complexités nobles. Il y a du cassis de la myrtille, de la violette et au finale, ces notes de fenouil et de menthe qui signent une fraîcheur inégalable. C’est un vin magique, parfait dans cette belle jeunesse spontanée.
Ma femme a prévu des fondants au chocolat qui sont servis froids. Le Vin de Paille domaine Hubert Clavelin 1994 en demi-bouteille est très agréable, fleurant bon les grains de raisins avec un peu de raisin de Corinthe et c’est une joie saine que ce vin gourmand.
Dans ma folie je sers une goutte de Marc Chauvet 1913 que j’avais ouvert lorsqu’il a eu cent ans et qui a gardé une vivacité et une fraîcheur rares trois ans plus tard. Il y a eu deux vedettes ce soir, le champagne Perrier Jouët 1966 et le Vega Sicilia Unico 2002. Ce fut un beau repas.
Le lendemain, ma femme aimerait que nous soyons plus raisonnables aussi ai-je un large sourire lorsque je rentre à la maison et découvre le dessert de ce soir, une folie que mon fils et moi adorons. Il y aura de délicieux fenouils passés au four et crémés, un peu de fromage pour ceux qui veulent et le clou de ce repas sera ces boules de meringue saupoudrées de pépites de chocolat qu’on n’a plus le droit de nommer de leur nom originel. Qu’importe, tant le goût est à se damner. Pour ce repas qui se voulait frugal, c’est un Champagne Henriot Cuvée des Enchanteleurs magnum 1996 qui va accompagner notre semblant de sagesse. Par rapport aux champagnes récemment bus, on change complètement de registre. Ce champagne est rassurant, lisible, franc et joyeux. Sa bulle est forte, sa couleur est celle d’un très jeune champagne et c’est sa sérénité qui séduit. Il combine à la fois une belle acidité discrètement citronnée, de beaux fruits jaunes d’été et un petit côté pâtissier de bon aloi. On est vraiment bien avec ce champagne franc.
Le séjour de mon fils touche à sa fin. Nous avons surtout bu de grands champagnes aussi vais-je clôturer la partie œnologique de son séjour sur un vin qui pourrait l’émouvoir. Le programme est simple, poulet cuit au four à basse température avec du riz noir, restes de fromages et c’est tout. J’ouvre le Grands Echézeaux Domaine de la Romanée Conti 1974 au niveau à quatre centimètres sous le bouchon ce qui est très convenable. Le bouchon est noir sur sa moitié supérieure, de la poussière noire s’étant émiettée sous la capsule, mais la partie inférieure du bouchon est saine. L’odeur première est assez acide, peu engageante. Hélas, je ne suis rentré du bureau qu’une heure et demie avant le repas aussi le temps sera bien court pour que le vin ressuscite. Au moment de le servir, je ressens que le vin est fatigué. Il y a bien la grâce et la subtilité discrète des vins du domaine mais sous un voile de fatigue et d’une acidité légèrement excessive. Mon fils est beaucoup plus indulgent que moi. A la deuxième passe de service, le vin me plait beaucoup plus. Il s’améliore à grande allure et je regrette de ne pas lui avoir donné les quatre heures d’ouverture qui auraient tout changé. Et c’est à la troisième passe que le vin atteint enfin ce qu’il doit être c’est-à-dire un vin gracile, tout en suggestion délicate. Il y a le sel qui me remet dans les sillons des vins du domaine et enfin le pinot noir s’exprime avec une belle râpe. Ouf, le vin a atteint son but. Lorsque je me verse la lie, j’ai un vin plein, droit, franc, d’une belle expression bourguignonne d’une année gracile. Quel dommage de ne pas l’avoir ouvert comme il eût convenu. Mon fils plus tolérant l’a aimé de bout en bout. Tant mieux puisque c’était pour lui.
Sur un cake aux raisins secs et massepain nous avons fini le reste du vin de paille 1994 entamé il y a peu. L’accord, superbe grâce aux raisins secs a mis le point final à une courte semaine de folie, tant j’ai envie que mon fils des Amériques profite des pépites de ma cave.