Du fait du confinement, il y a très longtemps que je n’ai pas vu un ami amateur de vins et grand connaisseur qui a, dans le passé, donné des cours d’œnologie. Je l’invite à déjeuner dans ma cave. L’avantage d’être dans ma cave et d’avoir un ami qui connaît le vin, c’est que je peux ouvrir des bouteilles à risques. J’ai choisi cinq vins mais le jour venu je n’en ouvrirai que trois, un champagne, un vin blanc et un vin rouge, dont les bouteilles ont toutes une perte de volume qui est de l’ordre de 12 à 15 centimètres sous le bouchon.
Je les ouvre avant 10 heures du matin. Le Corton Blanc Les Fils de C. Jacqueminot 1919 a un bouchon qui vient en miettes. Le nez trahit l’âge du vin mais tout me laisse penser qu’un retour à la vie est possible.
Le Corton Clos du Roi L.A. Montoy 1929 a lui aussi un bouchon qui vient en miettes. Le nez est beaucoup plus prometteur. Le Champagne Krug Private Cuvée que j’estime des années 50 a un bouchon très sale, comme les autres, et qui se lève instantanément tant il a rétréci. L’odeur est celle d’un champagne ancien mais là aussi je ne pense pas devoir ouvrir une bouteille de remplacement.
Ma collaboratrice a fait des emplettes, saumon cru et thon cru, rillette, pâté en croûte, viande de bœuf froide en fines tranches, divers fromages et tarte aux pommes. N’ayant aucun talent pour la cuisine il faut faire simple. Ma femme a ajouté dans ma musette un foie gras mi- cuit.
Le Champagne Krug Private Cuvée a une couleur légèrement grise qui va s’ensoleiller au fil de la dégustation. Le nez est devenu très pur. Mon ami qui a bu des champagnes anciens pense que ce Krug est des années trente, voire des années vingt, tant il est glorieux. Mon ami n’avait pas vu le bouchon et son hypothèse est vraisemblable car elle est cohérente avec l’aspect du bouchon. Disons donc Champagne Krug Private Cuvée années 30. Sur la rillette, le champagne offre un goût très vif, intense et tranchant. Il est noble et grand. Sur le foie gras il brille aussi.
Je sers sans attendre le Corton Blanc Les Fils de C. Jacqueminot 1919. Il convient beaucoup mieux aux poissons crus. Il y a en ce vin un comportement racé. Il a une couleur foncée mais belle, un nez franc et précis et une longueur extrême. Je le trouve grand, un peu fatigué mais diablement vivant. Les deux vins se fécondent. Leurs qualités sont beaucoup plus expressives lorsque l’on les boit l’un après l’autre. C’est souvent l’effet que se font vin blanc et champagne. Je pratique souvent cette camaraderie entre champagne et des vins blancs ou jaunes du Jura. Le foie gras convient aux deux.
Le Corton Clos du Roi L.A. Montoy 1929 est magnifique d’entrée. Il a une couleur d’un beau rouge presque sang, et ne trahit pas son âge alors que les deux premiers vins ne peuvent nier qu’ils sont âgés. Ce vin est joyeux, presque fruité, précis et bien dessiné. Avec la viande froide la cohabitation est polie, comme avec le pâté en croûte. C’est grâce à un Brillat-Savarin que le vin prend son envol et son grain devient puissant, truffé, un véritable bonheur.
Le Château Musar du Liban 1983 apporté par mon ami et ouvert au moment de son arrivée est d’un joli rouge. Le nez est un peu fermé mais élégant. En bouche, son caractère de fruit rouge me paraît celui d’un bonbon que l’on roule sur sa langue. Le vin me semble rouler dans ma bouche avec une sensation gourmande. Ce vin est très agréable mais on voit bien qu’il n’a pas la complexité des vins plus anciens. Mon ami me dit que ce vin lui évoque Rayas. Il en a l’entrain.
Sur la tarte aux pommes, je verse deux petits verres de Rhum, d’un rhum qui est probablement des années quarante et dont le caractère assez sec lui donne une vivacité aérienne.
Nous avions tant de choses à nous dire que nous sommes restés longtemps à table. Il est apparu évident que sans la méthode Audouze, c’est-à-dire l’oxygénation lente, jamais les vins ne se seraient montrés aussi brillants. Il est apparu aussi que pour déguster de tels vins, il faut chercher l’expression de leur âme et ne pas s’arrêter à d’éventuelles petites fatigues, qu’ils n’ont d’ailleurs pas montrées. Je classerais ainsi : 1 – Corton rouge 1929, 2 – Corton blanc 1919, 3 – Krug années 30, 4 – Musar 1983.
Le Musar jouera dans la même cour que ses aînés lorsqu’il atteindra leur âge. Ce fut un chaleureux déjeuner.
seuls seront bus les trois vins de gauche, ci-dessus