Ce sujet n’a rien à voir avec le vin mais peu importe.
Plusieurs mails m’informent que la Khômiss de l’Ecole Polytechnique fête ses deux cents ans. La Khômiss, c’est une groupe d’une dizaine d’élèves choisis après un bizutage spécifique, qui organisent les chahuts, plaisanteries diverses qui ont la prétention de faire rire les élèves et aussi l’encadrement militaire s’il a le sens de l’humour, sans jamais être méchants. Mais la Khômiss est là pour oser et son imagination est sans limite. Un de ses rôles importants est d’organiser le bizutage de la promotion suivante.
Dans chaque promotion le leader de la Khômiss est appelé le Géné K et il s’entoure de plusieurs "pitaines", en fonction des talents de chacun. J’ai été le "pitaine magnan" de la Khômiss 1961, dont la fonction est d’organiser les repas et autres beuveries entre missaires, mais aussi avec leurs invités ou invitées. Donc bien avant wine-dinners, j’avais déjà la charge d’organiser des repas, clandestins à cette époque.
Lorsqu’après un chahut monstre la Khômiss 1961 a été punie de prison, j’organisais des parties de crêpes flambées dans la prison et j’invitais l’encadrement militaire (la mili) à se joindre à nos débauches, ce qu’ils faisaient car à l’époque il y avait une grande compréhension.
Ainsi nous sommes invités, tous les missaires de toutes les promotions, à nous retrouver à l’Ecole Polytechnique à Palaiseau pour fêter ces deux cents ans. La veille, on nous demande de venir un peu plus tôt, à 17h15, car un chahut est organisé pour cet anniversaire. Du fait de mon emploi du temps, j’arrive très en avance et je vois les missaires de la promotion 2008 qui préparent des tables pour un dîner sur une prairie au bord d’un immense étang. A près d’un kilomètre de là, des élèves ont bricolé une énorme boîte cubique de cinq mètres de côté. Cette boîte est posée sur roulettes et devra représenter un paquet cadeau.
Parallèlement va se dérouler à l’Ecole sur la grande place, la présentation au drapeau de la promotion 2009 qui va recevoir le drapeau de l’Ecole des mains de la promotion 2008. Comme il est de tradition depuis que l’Ecole existe, cette manifestation solennelle se déroule devant le ministre des Armées et devant le plus haut niveau de l’encadrement militaire. Mais il est d’usage que la Khômiss fasse un chahut avant que la cérémonie officielle ne commence.
Jamais je n’aurais imaginé que les missaires de la 2008 invitent des grands anciens à s’associer à leur chahut. C’est suffisamment exceptionnel pour qu’on le signale, car dans la boîte en forme de paquet cadeau, dans la petite troupe qui grouillait à l’intérieur, il y avait plusieurs octogénaires des promotions des années cinquante ! Nous voilà donc embrigadés pour nous tasser dans la boîte. Le chahut devait consister en ceci : dans la cour carrée, plus de mille polytechniciens en grande tenue sont alignés au cordeau. Ils attendent d’être présentés au drapeau. Une sono pirate se met à diffuser une musique qui n’a rien de militaire et lentement arrive au centre de l’immense cour le paquet cadeau.
A un signal, avec des haches de pompier, des missaires déchirent l’enveloppe du cadeau. Grimés, déguisés, nous courons tous en dehors de la boîte en jetant des pétards et des bonbons, puis un missaire dépose dans la boîte des fumigènes de couleur qui enfument la cour.
Une fois ce chahut réalisé, des missaires viennent dégager les débris de la boîte pour que la cérémonie commence. On aurait pu imaginer qu’un speaker signale à l’assistance, dont les parents émus des élèves que ce chahut correspondait au deux-centième anniversaire de la Khômiss. Ce ne fut pas fait.
Les jeunes missaires ont quitté le lieu pour aller préparer le repas et les anciens missaires sont restés assister à la cérémonie. Il s’agit d’un moment d’une rare émotion. Lorsqu’à 18 ans j’ai été présenté au drapeau, sous la devise de l’école : "Pour la Patrie, les Sciences et la Gloire", j’avoue que j’avais les intestins qui se nouaient. Là, près de cinquante ans plus tard, j’ai ressenti le choc de cette émotion. Les élèves ont chanté en chorale de mille voix la Marseillaise à la perfection, stimulés par leur professeur de chant qui guidait les différents chœurs. Je dois avouer que j’ai eu la larme à l’œil.
Juste avant que le drapeau n’arrive, une stupide bombe plutôt qu’un gros pétard a éclaté sur la terrasse où se trouvaient les parents d’élèves. Les missaires que j’ai questionnés m’ont dit que jamais ils n’avaient prévu une telle erreur. C’est un geste stupide qui ne leur est pas imputable.
Lorsque la cérémonie se disperse après de beaux moments émouvants, nous rejoignons les missaires au lieu du repas. Quatre barbecues crépitent, des victuailles s’amoncèlent sur les tables, mais très peu d’entre nous s’assoient car nous voulons tous parler entre générations et évoquer de beaux souvenirs.
Le Géné K de la 2008 prend la parole pour signaler l’importance de cet anniversaire et on me demande de raconter un chahut de notre promotion qui nous a valu d’être punis d’un mois de corps de troupe pendant l’été qui a suivi l’année scolaire. Des discussions s’ensuivent et le dialogue entre jeunes et vieux est d’un naturel et d’une spontanéité que j’adore.
C’est alors qu’une voiture de gendarmerie s’arrête et deux gendarmes s’approchent de notre groupe de peut-être 70 personnes, pour essayer de savoir qui a laissé éclater la bombe, qui a obligé à faire évacuer à l’hôpital deux personnes pour traumatisme auditif. Les gendarmes sont un peu pressants et nous ne sommes pas prêts à dénoncer qui que ce soit. Les discussions se prolongent alors que nous savons qu’elles n’aboutiront à rien, mais le climat reste courtois.
J’ai félicité les missaires 2008 en leur disant que le numéro des gendarmes ajouté à leur scénario trahissait une imagination débordante.
Ce qui m’a fasciné dans cette manifestation tient en plusieurs points : la convivialité spontanée avec des jeunes qui ont presque cinquante ans de moins que moi, le caractère bon enfant du chahut qui a été organisé, le fait inouï d’associer des anciens à ce chahut, la charge émotionnelle considérable que représente pour moi la Marseillaise lorsqu’une promotion est présentée au drapeau français, la joie de vivre de missaires qui se retrouvent, chahuteurs dans l’âme mais presque tous d’une grande lucidité.
Ce fut un moment de grande joie et de fraternité de camarades d’école.
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