Ça commence par un message sibyllin de Jean-Philippe : « Une table secrète, Un dîner privé, Un chef et son second, Nos vins, Hidden hôtel ». Un indice est donné dans le titre « MAnipulateur de SAveurs », ce qui suggère MASA, le nom d’un restaurant. Je ne fais aucune recherche, préférant me faire surprendre et j’annonce mes vins. Le matin du jour dit, je remplis ma musette de quelques flacons que je ne peux pas ajuster à ceux des autres, car je n’ai pas de réponse à ma proposition de vins.
A l’heure prévue je constate à l’adresse indiquée que le Hidden hôtel est bien un hôtel qui ne se cache pas. Sa façade est recouverte de bois de pin. Nous descendons au sous-sol où nous sommes accueillis par Sophie et par Hervé Rodriguez, le chef du MASA, qui a quitté son restaurant sur un différend avec ses commensaux. Il squatte depuis un mois la salle en sous-sol de l’hôtel et la cuisine attenante. C’est ce soir son dernier dîner de squatter, car il va très prochainement s’installer dans un restaurant à Boulogne.
J’ouvre toutes les bouteilles présentes, Jean-Philippe règle avec Hervé les derniers détails du repas. Voici ce que cela donne : Queso manchego et pata negra / Ormeaux beurre noisette, radis daikon, topinambour, racine de capucine, réduction citron-bergamote / Asperges nouvelles, réduction de langues d’oursin, crevettes grises grillées, brunoise chermoula / Fera du lac Léman, poêlée de févettes, poutargue, caramel de réglisse / Risotto d’épeautre à la truffe de Tricastin, pigeonneau, copeaux de gouda millésimé / Abats, émulsion de cardamone noire, cacao / Caille des Dombes, bruccio, framboises / Fraises gariguettes, coulis pomme-persil, sorbet fromage blanc / Déclinaison caramel beurre salé : sponge cake, mousse, fudge, crème glacée réglisse, éclats de noisette.
Nous passons à table. Le Champagne Jacques Selosse dégorgé en décembre 2010 est beaucoup plus avenant que celui dégorgé en 2008 que j’ai bu il y a peu de jours. Il n’y a pas le caractère fumé prononcé du précédent. Celui est clair, fluide, à la bulle altière et à l’amertume bien contrôlée. C’est un bon champagne, qui réagit bien sur le Pata Negra viril et sur le fromage de brebis coupé en fines tranches, mais ne crée pas l’émotion que j’ai déjà ressentie avec ce grand champagne.
Pour se faire la bouche et effacer la lourde trace du Selosse, Jean-Philippe nous fait servir un Bourgogne Blanc Bernard Boisson-Vadot 2009. Simple, sans chichi, ce vin joue le rôle qui lui est confié.
Je n’ai jamais mangé des ormeaux aussi bons que ceux-ci. Ils ont dû être battus et rebattus, car ils sont d’une tendreté exceptionnelle. Accompagnés de topinambours avec leur lourde peau, de racines de capucine et de radis noir, ils forment un plat délicieux. Le Puligny-Montrachet 1er cru Les Perrières Louis Carillon & Fils 2008 est un très joli vin sans histoire et juteux à souhait. Il accompagne de croquantes asperges vertes avec des crevettes grises craquantes et salées. La crème est à se damner.
Le saint-pierre aux févettes est le plat que je classerai premier. Il accompagne un Château Grillet Neyret-Gachet 1990. Que c’est agréable de trouver enfin un Château Grillet au sommet de son art ! Car de précédentes expériences n’ont pas été concluantes, sur des millésimes plus anciens. Ici, ce 1990 est superbe, énigmatique comme il se doit, mais d’un charme rare. On comprend pourquoi Curnonski l’a classé parmi les cinq plus grands vins blancs de France, car il a une personnalité rare, avec une facette citronnée et une immense fluidité. Ce que j’aime, c’est la constance de son parcours en bouche.
Le vin suivant est le Clos Joliette sec Jurançon 1971. Il y a quelques mois, j’avais raté le rendez-vous avec le Clos Joliette car le 1974 ne m’avait pas plu. Celui-ci est impérial. On sent qu’il a été touché par le botrytis, un peu comme le Clos Windsbuhl de ce midi et il est absolument confondant de bonheur, car il est sec mais aussi doucereux, tout en légèreté. Il y a un petit fumé, des fruits jaunes en salade de fruits, et une longueur impressionnante. C’est un très grand vin, solide, carré.
Le risotto à la truffe noire et au copeau de Gouda est remarquable. Le Château Lafleur Pomerol 1964 que j’ai apporté à un nez de truffe. Le vin est truffe, avec un velouté exceptionnel. Cette bouteille au niveau à la base du goulot est une grande bouteille. Le vin est majestueux, n’a pas de signe de vieillissement comme le montre la couleur noire et vivace du vin. C’est un vin impressionnant qui sera plébiscité par tous à la première place. Il dépasse les autres de la tête et des épaules. Son équilibre velouté est une merveille.
Le Chateauneuf-du-Pape Château de Beaucastel 1998 est très solide, en pleine possession de ses moyens, très rassurant. J’ai toujours aimé ce millésime de Beaucastel qui est maintenant au sommet de son art. Les abats lui vont bien.
L’Hermitage rouge Chave 2001 est superbe. La caille servie avec des petits fruits rouges l’excite fort à propos. Ce vin est une bombe d’émotions. Sa personnalité est très forte, son fruit est lourd et vivace. C’est un superbe vin à la trace très droite et pure, dont le message est sensiblement plus percutant que celui du Beaucastel.
Dans ma besace, j’avais logé un vin que je n’avais pas annoncé, mais prêt à être utilisé « pour le cas où ». Même si nous sommes déjà repus, le Champagne Salon 1988 est insolent de charme, de conviction, de grandeur. Quel beau champagne ! C’est probablement le meilleur 1988 que j’aie bu de Salon. Il a tout pour lui. Il est terriblement convaincant, avec de multiples facettes mais surtout une évidence : en le buvant, on boit de la grandeur amplifiée par la précision du vin.
Nous finissons le repas sur un Château Mazarin Loupiac 1955 à la couleur d’un or clair splendide. Là aussi ce vin de ma cave a un niveau dans le goulot. Splendide de grâce et de légèreté, il convient au dessert à base de caramel, par son équilibre délicat où le sucré est aérien et par sa trace profonde et élégante. Un Loupiac de ce niveau, c’est un véritable cadeau.
La cuisine d’Hervé Rodriguez est remarquable. Mes préférences vont vers le poisson, l’ormeau et le risotto. Pour les vins, mon classement est : 1 – Château Lafleur Pomerol 1964, 2 – Champagne Salon 1988, 3 – Château Grillet Neyret-Gachet 1990, 4 – Hermitage rouge Chave 2001, 5 – Clos Joliette sec Jurançon 1971.
Nous avons été les derniers à profiter du squat d’Hervé au Hidden hôtel. Nous nous précipiterons dès le début avril à sa nouvelle adresse à Boulogne, car ce chef de grand talent mérite qu’on le suive. Comme dans la chanson : « où tu iras, j’irai ».