Ma fille cadette
Ma fille cadette nous invite à dîner. Je propose d’apporter des vins, mais je sens que des choix ont déjà été faits. Je limiterai mon apport à un liquoreux. Sur une approche radicalement personnelle de la gougère, où le moindre trou d’air est exclu, comme représentatif d’une expansion inutile, un champagne Ruinart 1999 est assez aimable mais n’est pas disert. Il parle peu à nos papilles. Le carpaccio de coquille Saint-Jacques à la Granny-smith et à la betterave est délicieux. Et son association à Laville-Haut-Brion 1987 est d’une belle justesse. J’ai peur de la betterave avec le vin, mais enveloppée dans une fine tranche de coquille, elle crée un accord très intellectuel mais aussi fort bon. Nous sommes dans la délicatesse pure. Le Laville franchit une étape de plus avec les gambas caramélisées au sucre de canne et cacao. L’excitation du vin est à son paroxysme. Il devient lourd en bouche, rayonnant. Un vin déjà marqué par un vieillissement réel, que la gamba accepte totalement et que ce sucré-salé excite et provoque. Par une délicate attention mon gendre avait cherché un vin de 1966, année du mariage de sa belle-mère et moi, car cela fera dans quelques jours quarante années de vie commune. Il a déniché un Bordeaux Côtes de Francs Château Le Puy 1966 qui nous surprend tous par son excellence. Bien sûr, ce n’est pas une bombe. Bien sûr, ce n’est ni Latour ni Margaux. Mais que c’est bon ! Le nez est très expressif et puissant. En bouche, c’est frêle, mais aussi velouté, charmeur, délicat. Quel beau vin qui a su, comme notre amour, braver le temps qui passe ! Sur un mignon de veau aux morilles, il brille, et paradoxalement, beaucoup plus sur les morilles qui ont l’intelligence de parler à voix basse pour laisser entendre le message du vin. Il faudrait savoir par quel cheminement ce vin de la famille Amoreau a été étiqueté avec la mention : « expression originale du terroir ». Ce n’est pas un plaidoyer de cette époque.
Sur l’époisses, nous essayons le Domaine du Pin, Vial négociant, Premières Côtes de Bordeaux 1937 à la belle couleur et au nez racé. Mais ce liquoreux n’a pas la puissance d’un Yquem (accord essayé à Anvers). Il ne peut pas lutter à son avantage, même si l’accord se justifie. Il est beaucoup plus à l’aise sur une tarte au citron de Pierre Hermé, qui précède une fanfare ahurissante d’accords miraculeux. Les macarons de Pierre Hermé sont redoutables de perfection. C’est surtout leur texture, leur « mâche » qui impressionne. Les goûts sont compliqués car Pierre veut sans doute trop montrer. On rêve d’un macaron à une seule saveur dont celui à la rose indique la voie à suivre. Mais tous sont magnifiquement bons, et les accords avec les vins explosent de toutes parts. Le macaron à l’huile d’olive et vanille, avec le 1937, est éblouissant : le liquoreux rebondit sur l’amertume de l’olive pour offrir une palette aromatique insoupçonnée. Le macaron fruit de la passion et chocolat au lait est déjà, lui tout seul, une œuvre d’art. Mais le Domaine du Pin capte le fruit de la passion pour un accord invraisemblable.
Le macaron chocolat et caramel a une texture divine comme j’en ai rarement croquée, et un Maury Mas Amiel millésime 1980 surgi de nulle part comme le mari trompé dans une pièce de boulevard, exacerbant son coté griottes, nous a plongés dans une béatitude irréelle. Et le macaron au pur chocolat a fait ressortir la griotte et le café du Mas Amiel pour un plaisir final digne d’un feu d’artifice.
Dîner de grande joie, où un Côtes de Francs et un Premières Côtes de Bordeaux ont montré que la région de Bordeaux ne se limite pas à cinq ou six appellations. Ce dîner avait plus de trois macarons. C’est bien.