On change de registre, mais pas d’amour, avec un dîner de wine-dinners au restaurant Laurent. Les bouteilles sont apportées une semaine avant, et avec Patrick Lair, nous avons nos habitudes, et nous travaillons en équipe. Lorsque je découpe la capsule de la bouteille de Grands Echézeaux du Domaine de la Romanée Conti 1964, de la terre jaillit sur mes doigts. Encore cette inimitable odeur de la terre de la cave du Domaine. Le vin sent la poussière, semble comprimé, confiné. Espérons qu’il s’épanouisse. A l’inverse, le Mercurey 1959 a une odeur chaleureuse, totalement bourguignonne. Le Pichon Longueville 1921 a un bouchon d’origine et un niveau exceptionnel pour une bouteille authentique d’une présentation irréprochable. Il explose d’une perfection olfactive d’une générosité rare. C’est beau comme un 1928 épanoui ou comme un 1947 exubérant. Il est urgent de refermer la bouteille tant cette générosité mérite de rester encore en coulisse. Le bouchon du Pontet 1955 est un cas d’école : la perfection du bouchon, ce qui explique le niveau dans le goulot. Le Filhot 1928 fait un peu gris. Nous verrons.
Le menu préparé par Alain Pégouret en complicité avec Philippe Bourguignon fut d’une rare justesse de ton : Tarte friande de maquereaux cuits en marmelade d’agrumes, et champagne, réduction moutardée, Royale d’oursins dans un Capuccino anisé, Carré d’agneau de lait des Pyrénées caramélisé, artichauts violets, et petits oignons mijotés au romarin, Lasagnes de queue de bœuf braisée au vin rouge, moelle et truffe, Bleu Termignon, Tarte fine soufflée aux marrons, Café mignardises et chocolat.
Les convives arrivent au bar, ponctuels comme il se doit. Un champagne Dom Ruinart 1993 affiche une sûreté d’expression naturelle. C’est un grand champagne qui laisse en bouche une trace longue. Délicatement titillé par un toast au poisson fumé, il répond par un effleurement sucré. On démarre bien sur cet accord.
Nous rejoignons la jolie table, et la pâte feuilletée au maquereau provoque comme il faut un champagne impérial, Krug 1988. Quelle justesse de ton. Nous avions à la table de grands musiciens. Le Krug est un instrument précisément accordé. Tout est profond, goûteux, imprégnant. Il est difficile d’imaginer meilleur champagne.
Sur le capuccino d’oursins délicieux, un peu plus cappuccino qu’oursin, le Riesling Clos Saint Hune Trimbach 1996 affiche toute la noblesse de sa construction. Des alsace construit comme cela, il n’y en a que peu. Le cappuccino lui donne des notes citronnées qui le raccourcissent un peu. Alors que le prodigieux Puligny Montrachet Vial 1962, au nez intense, à la couleur dorée d’un airain lourd, et aux évocations de café et de réglisse se voit catapulté par l’oursin dans des vérités intangibles. Ce vin n’est plus du Puligny. C’est un vin intense, évocateur, qui emplit la bouche d’une immense complexité. Toute la table s’est pâmée, comme on le verra dans les votes.
L’agneau se fait discret pour laisser la place à de grands Bordeaux et la réduction vient rappeler qu’en cuisine on sait faire. Le Château Pontet Saint Emilion 1955 est superbe en tous points. Beau vin très jeune, même râpeux, il s’affirme à bon droit. Mais le Pichon Longueville Comtesse de Lalande 1921 me renverse, me plaque sur les cordes d’un ring imaginaire. Je suis sous le charme. Il n’y a rien à faire, je suis envoûté. Il y a dans l’odeur une forme de synthèse ronde et épanouie qui ne se discute pas. Et en bouche, la pesanteur cardinale, le velouté papal, la justesse de ton m’interdisent de considérer autre chose. La viande approuve mon vote. On est dans une subtilité gustative pimpante.
La queue de bœuf de chez Laurent, c’est un piédestal. Et trois bourgognes firent avec elle une prestation magistrale. Le Mercurey J. Thorin 1959 est époustouflant. Il est toute la Bourgogne, avec ses aspects changeants que j’ai si souvent vantés. Il représente l’acception aboutie de son climat. Je trouve le Grands Echézeaux Domaine de la Romanée Conti 1964 un peu abîmé. Mais quand je vois un vigneron bourguignon et un autre ami se pâmer sur sa subtilité, je révise mon jugement. On est dans la complexité la plus belle. Le Corton Bouchard Père et Fils 1961 est tellement jeune qu’on ne pourrait le croire. Il a tant de potentiel qu’il force l’admiration. On goûte un vin déjà grand qui deviendra grandiose. Tout le monde s’enflamma de la complémentarité de ces trois immenses bourgognes.
Je m’attarde un instant sur ce Grands Echézeaux. Etant volontiers exubérant et enthousiaste, je pourrais volontiers laisser penser à quelques lecteurs que j’ai pour les vins anciens les yeux de Chimène. Et je me dis parfois que mon lyrisme pousse mon jugement vers la tolérance. Or voilà que deux grands palais, qui connaissent les bourgognes sur le bout des lèvres, s’enflamment pour ce Grands Echézeaux quand je le trouvais plutôt fatigué. Comme ils ont attiré mon attention, j’ai repris mon analyse, et j’ai effectivement constaté que le premier écran cachait des trésors, si on les cherchait scrupuleusement. Aurais-je trouvé plus enthousiaste que moi ? Ce sera un sujet de réflexion, d’autant qu’un journaliste présent s’enflamma pour le Sauternes au point de ne plus vouloir que lui, alors que je me sentais un peu gêné par quelques infimes fadeurs. Deviendrais-je plus sévère et critique ? Docteur, que dois-je faire ? C’est grave ?
Le bleu d’une source confidentielle, que j’ai déjà goûté au Meurice, est le compagnon parfait du premier liquoreux, ici un Monbazillac Lagrive 1961. Voilà un liquoreux discret, sans aspérité ni type excessif, qui joue une partition extrêmement juste sur le fromage. Ce fut un accord magistral.
Le dessert au marron était ce qu’il fallait pour un Filhot 1928 que j’ai trouvé un peu métallique, mais qui était capable de porter des messages d’une complexité qui n’appartient qu’aux sauternes.
La table éclectique et enjouée s’enthousiasmait dans une bonne humeur plus que communicative. Le niveau général des vins était extrême et les accords particulièrement justes. On vota. Le vin le plus décoré de votes fut le Puligny- Montrachet. Il serait sans doute bon de méditer ce fait. Il figura dans les bulletins de vote des onze votants, ce qui est très rare, et il recueillit six places de premier. Quatre autres vins eurent aussi au moins un vote de numéro un sur le podium. Je le redis encore, car c’est important pour moi, si cinq vins sur onze ont reçu un vote de premier, c’est le signe que les vins choisis sont de grand intérêt. Le consensus, ou plutôt l’absence de consensus tant les goûts différent, couronna dans l’ordre le Puligny Montrachet 1962, le Pichon Longueville 1921, Le Corton Bouchard 1961, le Krug 1988 et le Filhot 1928. Fort curieusement le Grands Echézeaux 1964 n’eut que deux votes, de mes deux amis connaisseurs de bourgognes, et ces deux votes le plaçaient en numéro un. Paradoxe du goût !
Mon vote fut le suivant, dans l’ordre : Pichon Longueville 1921, Mercurey 1959, Puligny Montrachet 1962, Krug 1988. Il y avait à notre table des érudits et des néophytes. Deux étudiants poussèrent les portes d’un monde nouveau, un monde de plaisirs gustatifs extrêmes. Un niveau culinaire et œnologique particulièrement élevé.