Le lendemain de la découverte d’un sublime soldat inconnu préphylloxérique que j’ai baptisé arbitrairement Château Margaux 1870, nous sommes dans la même formation pour dîner à la maison, mon fils et moi. Nous buvons la deuxième moitié du Champagne Pierre Péters Blanc de Blancs Grand Cru L’esprit de 2005 qui a vraiment profité d’un jour d’aération de plus, même si la bouteille était rebouchée. Le champagne est plus ample, plus plein, et sa définition est ciselée. Mais ce que l’on pourrait reprocher à ce champagne c’est d’être encore trop jeune. Il est impubère et de ce fait manque un peu de brio. C’est le parfait bon élève mais encore puceau. Il se débridera dans quelques années. Nous grignotons des pâtés, un fromage de tête brillant, avec lesquels le Péters se comporte joyeusement, et nous décidons de sauter la case repas pour nous consacrer au vin de Chypre 1869 qui est resté, comme le champagne, bouché dans un endroit frais. Nous avions constaté la veille qu’en fin de soirée, les odeurs vinaigrées avaient disparu et aussi que les vilaines bulles blanches s’étaient évaporées. On pouvait craindre qu’il y ait sur la surface du vin un voile comme il y en a pour les vins jaunes du Jura lorsqu’ils sont en fût. Le moment est venu de verser le vin et c’est évidemment une grande incertitude et une grande émotion. Avant de verser, je sens le goulot et le parfum semble pur.
Je verse deux verres et aucun morceau de voile n’apparaît. Le vin est pur. La couleur dans les verres est intense et foncée mais il y a une jolie couleur qui s’apparente à celle des whiskies foncés ou des alcools bruns foncés. Cette couleur est plaisante même si elle est plus sombre que celle des Chypre 1845 dont j’ai ouvert déjà une bonne quinzaine d’exemplaires.
Le nez est riche de fruits lourds et bruns. En bouche, on sait immédiatement que l’on a gagné. L’attaque est d’une magnifique acidité porteuse de fraîcheur comme s’il y avait un jus de citron mélangé au vin. Puis le vin est lourd. Décrire est toujours réduire mais on peut ressentir des notes de grains de raisin confits, de pruneaux, de café, d’un peu de réglisse mais moins que dans les Chypre 1845, de poivre et de zestes suggérés. Le vin est lourd, gourmand, et d’une longueur infinie. Il est impossible de s’en séparer. Et on constate que contrairement aux 1845, ce vin se boit comme un alcool et non pas comme un vin. Il est tellement puissant et lourd que l’on en prend deux petits verres et cela suffit, comme on le ferait d’un alcool fort. Mais malgré cela la fraîcheur acidulée domine.
Mon plaisir en buvant ce vin est double. Tout d’abord il est délicieux. On peut ressentir qu’il n’est pas totalement parfait et que la baisse de niveau qui existe depuis des décennies l’a un peu asséché et concentré, mais force est de dire qu’il est extrêmement plaisant, vin de grande noblesse qui nous époustoufle par sa fraîcheur poivrée extrême.
Le deuxième plaisir c’est de se dire que si la bouteille la plus basse a ces qualités, l’ensemble des vins de Chypre que j’ai acquis a des fortes chances d’être de haute qualité. Et ce plaisir est renforcé par le fait que beaucoup d’amateurs moins patients auraient sans doute condamné le vin qui se montrait si vilainement vinaigré. Des gâteaux financiers sur ce vin sont les partenaires parfaits.
Deux émotions de suite, l’une avec ce bordeaux inconnu hier et l’autre avec ce superbe Chypre de 1869, c’est beaucoup. Alors pour finir ce semblant de repas j’ouvre un Champagne Bollinger Grande Année rosé 1996. Le mot qui vient pour caractériser ce champagne c’est : « noble ». Il est grand mais il est surtout noble. Le deuxième mot c’est : « accompli ». La cohérence de ce rosé incroyablement charmant est parfaite. On ne peut pas imaginer le moindre défaut à ce champagne qui se montre au sommet de son art. C’est un champagne de plaisir, élégant et convaincant qui se prêterait volontiers à de belles expériences gastronomiques.
Il est temps d’aller dormir et de rêver à ces paradis que nous offrent ces vins parfaits.