David Toutain, le talentueux chef du restaurant David Toutain a décidé de faire des dîners à quatre mains avec des chefs qui ont un style de cuisine qui ressemble au sien. Ce soir, il est associé avec Christophe Aribert le chef doublement étoilé du Grand Hôtel restaurant Les Terrasses à Uriage. Lorsque j’arrive, ils sont tous les deux affairés en cuisine et l’ambiance est joyeuse.
Quelle surprise de voir arriver le célèbre chef Sang-Hoon Degeimbre du restaurant l’Air du Temps à Eghezée près de Namur. Il est venu avec son équipe car, m’explique-t-il, c’est lui qui sera à quatre mains avec David Toutain ici dans une semaine. Et il ajoute que quelque temps plus tard, c’est David Toutain qui viendra à Eghezée. A la fin du repas, j’apercevrai Christopher Hache le talentueux chef avec lequel j’ai fait de brillants dîners aux Ambassadeurs du Crillon.
La fête commence. Plutôt que de présenter le menu en une seule fois, je vais donner mes commentaires plat par plat, non pas au plan technique mais au niveau de l’émotion ressentie.
Bœuf, framboise noisette. Le carpaccio de bœuf se présente comme une petite bourse en forme de fraise, et on saisit cet amuse-bouche comme on saisirait une fraise, que l’on croque en une bouchée. Superbe combinaison qui met en valeur la viande de bœuf.
Rhubarbe et cacahuète. Présentation très originale. La cacahuète est très forte mais la rhubarbe se défend bien.
Radis beurre. Petite touche rose pâle, mais il est difficile de donner du goût à un radis même trituré.
Huître concombre. Magnifique, car le concombre est très présent mais n’enlève rien au caractère iodé et fort de l’huître. C’est d’une grande pertinence.
Le menu démarre. La truite, benoîte urbaine est un plat qui nous annonce que nous sommes sur un planète de la plus haute gastronomie. Tout est tellement judicieux, que je suis au septième ciel. Les fines tranches de champignons de Paris se marient bien avec le poisson goûteux à souhait. Quel plaisir !
Seiche, feuille de citronnier. C’est un plat tout en blanc barré du vert de la feuille et de pétales de fleurs violettes. C’est excellent, mais beaucoup moins gourmand que le plat précédent.
Tomate, livèche. Je tombe en pâmoison. Ce plat est irréel de créativité. Comment peut-on faire quelque chose d’aussi exquis avec de simples tomates ? Je bouge sur mon siège, tout excité, tant je jouis de ce plat d’une inventivité extraordinaire. C’est ce plat qui aura pour moi la palme de la création.
Homard, asperge, curry. On est dans la gourmandise absolue. L’asperge est divinement préparée, le homard est gourmand. On mange, on croque, on jouit de plaisir. C’est de la grande cuisine, car les cuissons sont d’une exactitude absolue et les épices sont pesées au trébuchet du talent. Là aussi, chapeau.
Féra, bergamote. Que dire d’autre que ce plat mérite des applaudissements. On prend conscience que ce qui se passe n’est pas l’effet du hasard. Pour offrir des plats aussi bien dosés, aux cuissons idéales, cela demande un talent exceptionnel. Et tout, dans ces plats, est d’une intelligence exceptionnelle.
Anguille, sésame noir. J’adore l’anguille de Christian Le Squer. Celle-ci, différente, est aussi monumentalement gourmande. Ce poisson est tellement expressif. Encore un plat de rêve.
Bœuf, nectar d’oignon, fèves. La viande est très goûteuse, les fèves apportent de la fraîcheur. C’est cuisiné avec une justesse de ton totalement pertinente. Il n’y a aucune recherche d’effet, c’est sobre mais exécuté avec un sens de la mesure qui me ravit.
Comté. Il se grignote, mais je ne m’en souviens plus.
Chou-fleur, chocolat blanc, coco. Premier dessert d’une grande subtilité.
Ravioles passion. Dessert gourmand dont je n’ai pas gardé le souvenir, car il était déjà bien tard dans la nuit.
Epluchures de pommes. Une bien jolie façon de terminer le repas. Enfin presque car arrivent ensuite les mignardises et ce clin d’œil adorable : la dernière bouchée sucrée est exactement la reproduction du bœuf du début qui avait, lui aussi, une forme de fraise.
Inutile de dire que j’ai été tout au long du repas sous le charme. L’addition des talents de Christophe et de David a donné un repas dont, dans mon enthousiasme, je dirais volontiers qu’il figure dans les vingt plus grands repas de ma vie. Est-ce que j’exagère ? Je ne sais pas, mais c’est pour marquer mon adhésion totale à ce dîner à quatre mains. Ce qui me fascine c’est que le talent de ces deux chefs est tout dans l’intelligence. Il y a bien sûr les produits superbes, les cuissons idéales, et le talent des constructions. Mais tout est dominé par l’intelligence. Chaque plat est cohérent.
Le plat le plus étonnant est la tomate qui m’a enthousiasmé. Le carpaccio du début m’a frappé. Quel plat serait le meilleur ? J’ai beaucoup de mal à choisir entre le homard, la truite et le bœuf. Laissons les choses sans classement.
Les deux chefs sont facétieux, car ils n’ont jamais indiqué de qui est tel ou tel plat. Je soupçonne qu’ils ont dû échanger des recettes. Nous ne saurons rien car lorsque j’ai dit à Christophe que le homard était de lui, il m’a dit que je m’étais trompé. Restons dans ce flou et souvenons-nous que ce repas est un repas d’anthologie.
Et le vin dans tout cela ? J’ai voulu dans ce compte-rendu faire la part belle au travail des deux chefs car ils le méritent. Mais nous avons eu la chance de boire un Champagne Version Originale Selosse dégorgé en octobre 2013 qui est probablement l’un des plus beaux vins de Selosse que j’aie jamais bu. Dès la première gorgée, chacun de nous quatre a regardé les autres avec un signe qui ne trompe pas : nous étions devant une merveille. Ce champagne vineux, ambré, fort, puissant, envahissant, à la trace sans limite est une merveille de grandeur et de bonheur.
Nous avons la confirmation que nous venions de boire un vin grandiose quand je fais ouvrir un deuxième Champagne Version Originale Selosse dégorgé en octobre 2013 qui est bon, qui a tout pour plaire, mais qui est à cent coudées du champagne irréel que nous venions de boire.
Quand la salle s’est clairsemée, les deux chefs se sont assis à la table où Sang-Hoon Degeimbre et ses convives dînaient. Nous avons bavardé un peu avec eux. Il était deux heures du matin quand j’ai pris le chemin du retour, encore émerveillé par le talent de ces deux grands chefs.
Vive les dîners à quatre mains.