Un repas s’organise chez Senderens. Exit Archestrate, exit Lucas Carton, exit Alain, on est ici chez Senderens. Et le sigle montre un papillon qui s’est lové dans le serpent du « S », pour signifier que le maître s’offre une pause buissonnière. Les délicates boiseries de Majorelle, depuis longtemps « out of date » mais classées se sont offert une petite folie très fashion qui rajeunira le lieu.
Nous sommes dans un salon de l’étage où j’ai de beaux souvenirs d’émotions gastronomiques. Les couleurs très recherchées, les effets théâtraux séduisent l’œil, mais c’est relativement froid. L’ambiance de cette pièce n’est pas décontractée. Je reconnais avec plaisir une belle équipe souriante et la qualité du service reste au plus haut niveau. L’élégance aérienne d’un trois étoiles, ça ne s’oublie pas comme cela.
L’amuse bouche standard est proposé à tous. Je serai le seul à le bouder car manifestement il n’ira pas avec le premier vin qui est un Montrachet Jacques Prieur 1986. J’attends donc le plat. L’entrée, des raviolis de ricotta et d’herbes, bâtonnets de cèpes, beurre fouetté à la sauge, est délicieuse. Une trace trop citronnée va attrister le Montrachet, alors que paradoxalement, les câpres ne le défrisent pas. Ce Montrachet est puissant, riche, chaud en bouche, doré. Il n’a pas la complexité aromatique de certains de ses voisins, sans doute à cause de cette trace citronnée, mais il est solidement structuré et réjouit pleinement car c’est un très grand vin. Ses presque vingt ans lui vont à ravir. Je bois avec un infini plaisir ce grand vin.
La tourte de gibier et foie gras, mesclun à l’huile de truffe et jus de rôti est magistrale. Parfaitement exécutée, elle démontre qu’un grand chef sait être parfait même quand il simplifie sa cuisine. Ici, pas de chemin de traverse. La tourte est pure, voire épurée, mais goûteuse comme un plat de grand-mère, traité par un artiste. Le plat accueille deux vins. Un Hermitage Chave rouge 1998 et un Hermitage Chave rouge 1996. Immédiatement, le 1998 coincé, serré, sert de faire valoir et renforce la conviction d’un 1996 superbe. Fruité, juteux, d’un charme accompli, le 1996 joue un numéro de parade avec la tourte. Le 1998 ronge son frein dans son coin, et tout à coup, il se débride, enlève sa doudoune et révèle un corps de danseuse liane. Il offre une autre expression de l’Hermitage qui renforce celle du 1996, et l’on pianote de l’un à l’autre cherchant à savoir lequel est le plus beau. A mon palais le 1996 gagne ce soir là, mais le 1998 promet.
Sur un Maury 1937, sorti de fût il y a très peu de temps comme Vénus sort de l’onde, une délicieuse fourme d’Ambert d’un crémeux à se damner, mise en valeur par une brioche épicée toastée aux cerises Amarena va montrer à quel point, quand le vin et le plat s’emboîtent, le plaisir grimpe à des sommets sidéraux. Et le Maury s’adapte avec une faculté qu’on ne soupçonne pas. Pour moi, c’est dix fois plus subtil qu’un Porto.
Comme la tourte et le fromage étaient servis en des portions largement excessives, le dessert au chocolat, une petite merveille, un coulant de « SAMANA » millésimé 2003, pur cacao de Saint-Domingue, cerises Amarena, transforme définitivement nos entrailles en semelles de scaphandriers. Là encore le Maury est pour le chocolat la flûte du charmeur de serpents. Le plomb fondu marron qui coule dans nos palais pourrait paresser. Mais le Maury réussit à le faire chanter. Accord une fois de plus magistral.
Le service est toujours impeccable, attentif et efficace. La cuisine a la maîtrise sereine d’un grand. Alain Senderens, pardon, Senderens, s’est offert un coup de jeune au décor, une simplification des plats et une réduction massive des additions. Saluons le courage d’un grand que son talent mettait à l’abri de toute contestation. Les structures, les concepts évolueront sans doute car cet homme bouillonne d’envie de créer. Mais une chose est sûre, c’est que je le suivrai dans tous les chemins qu’il décidera.