L’anecdote qui va suivre n’a rien à voir avec le vin, mais je l’ai trouvée tellement hors du commun que je vais la raconter. Une de mes cousines de la génération de mes parents vient de mourir à l’âge de 104 ans, ce qui est extrêmement respectable. Mon frère aîné viendra à son enterrement. C’est donc une occasion que nous déjeunions ensemble avant la messe qui est à 14 heures.
Je sais que mon frère a des difficultés à marcher aussi vais-je choisir un restaurant très proche de l’église. Je vois sur Internet un restaurant qui s’appelle restaurant Le Saint Cyrille. Le nom est beau. J’appelle au téléphone pour réserver une table et la voix de ma correspondante m’indique qu’elle est très vieille et chevrotante. Elle me remercie de ma réservation et voudrait raccrocher aussi je lui dis que ce ne serait pas inutile qu’elle note mon nom pour savoir qui a appelé. Elle met un certain temps pour noter mon nom.
Le jour venu, je vois mon frère qui arrive alors que je suis déjà devant la porte du restaurant tellement faiblement éclairé que l’on penserait qu’il est fermé. Je franchis la porte le premier et un monsieur âgé nous reçoit. Je lui dis que j’ai réservé et il me répond : je sais, sans que j’aie besoin de donner mon nom. Nous comprendrons plus tard que je dois être la seule personne au monde qui a pris la précaution de réserver en ce lieu.
Nous nous asseyons. Le monsieur nous tend les cartes et on peut voir que la cuisine n’a rien de française. Le monsieur nous explique que c’est une cuisine égyptienne.
Arrive une dame d’un âge certain qui est certainement celle qui m’a répondu hier au téléphone. Autant le monsieur est renfermé et discret autant la dame est souriante. Nous commandons une entrée égyptienne à base de légumes pour deux, et le plat de viande de bœuf du boucher.
Les plats sont copieux et se mangent agréablement. C’est d’une simplicité pharaonique (plutôt que biblique). Le déjeuner est accompagné d’une bière Leff très convenable et de café.
Une seule personne entrera pour déjeuner. La recette pécuniaire du restaurant sera de trois repas. La dame nous dira que l’autre convive ayant vu mon frère, trouvait que son visage ressemblait fortement au visage de son père. Il avait demandé à la dame s’il pourrait photographier mon frère. Il n’en eut pas le droit.
Nous allions quitter le restaurant et la femme voyant ce qui restait dans nos assiettes nous dit qu’il était hors de question que nous ne gardions pas ce qui restait. Elle confectionna deux barquettes remplies des restes de chacun qu’il nous faudrait emporter. Nous lui avons dit qu’aller à l’église avec ces barquettes était impossible. Elle nous a dit de revenir après la messe chercher nos paquets incluant des sauces et la bouteille d’eau.
La messe eut lieu avec une particularité. Ce ne sont pas les enfants de la défunte qui ont lu des textes sur elle, mais ses petits enfants de plus de quarante ans. Mon frère ne voulait pas reprendre son panier au restaurant. Il préférait aller à la mise en terre que personnellement je ne pouvais pas suivre.
Je suis retourné au restaurant et en entrant j’ai vu des piles de barquettes prêtes à recueillir les restes des plats des rares clients du restaurant. La dame m’a donné les deux paquets et de sa petite voix tremblante elle me dit : j’ai oublié de vous compter les deux cafés. Je les ai immédiatement payés.
Voilà un restaurant qui, du fait de son éclairage plus que discret, doit avoir peu de clients, tenu par deux égyptiens de plus de 75 ans, pour qui laisser une assiette non vide est quasiment un sacrilège et qui doit vivoter. Cela m’a ému au point que je veuille raconter cette anecdote. C’est surtout le sourire de cette femme et ses yeux qui gardent espoir qui m’ont impressionné.