Nous sommes le 31 décembre. Ma femme pose sur la table de la salle à manger des petits verres à alcool tous différents. Dans chacun elle dépose une pensée dont la couleur bleue très foncée s’accorde aux tons de la pièce, azulejos, vases de Nevers et liseré de la table florentine. Nous nous disputons gentiment sur le nombre de verres à poser sur table car j’en voudrais beaucoup plus pour les différents vins. La table est belle.
Lorsque les amis arrivent j’ouvre vite en cave leurs apports, certains des miens ayant été ouverts avant 17 heures. Le parfum du Vega Sicilia Unico est une magnifique explosion de fruits.
Devant le feu qui crépite dans la cheminée, le Champagne Salon magnum 1995 est à un instant de sa vie où il est parfait. Ce qui me fascine, c’est cette apparente facilité de discours. Il est compréhensible, serein, et n’a aucun besoin de compliquer les choses. Il est comme un trait dessiné par Picasso, ou comme le geste d’un calligraphe. Il se boit si facilement qu’il déjoue tous mes plans. Je le voyais commencer le repas mais en fait il sera fini en même temps que l’apéritif. Le jambon espagnol est superbe avec le Salon, l’excitant fort gentiment, plus que les toasts au foie gras. J’avais trouvé ma femme très audacieuse lorsqu’elle a eu l’idée de faire des cromesquis au foie gras. S’ils n’ont pas la rondeur de ceux de Marc Meneau, ils sont délicieux et forts en goût. Ils créent le plus bel accord avec le magnifique et généreux Salon, dont le citronné est bien dosé et la longueur parfaite.
Nous passons à table. Nous sommes neuf et trois des quatre femmes ne boivent pas. J’ai très mal calculé la capacité d’absorption des six buveurs. Pour le premier plat, coquilles Saint-Jacques crues et un caviar d’Aquitaine à la salinité parfaite, je souhaite que nous essayions trois vins. Le Champagne Initial de Selosse dégorgé en 2008 apporté par un des amis est bizarre. Ce n’est pas l’oxydation qui nous dérange mais plutôt l’absence de précision et de cohérence. Le champagne ne pourra soutenir la comparaison avec le Chablis Grand Cru Valmur Vocoret Père et Fils 1971 à la couleur d’une jeunesse incroyable. Le jaune citronné est très clair. Le parfum est riche et envahissant, conquérant les narines. En bouche ce vin est spectaculaire. Qui dirait qu’un chablis de 42 ans peut avoir cette tension miraculeuse ? Avec Tomo nous nous disons que suggérer qu’il s’agit d’un 1995 serait plausible et cohérent. Ce vin est une immense surprise et un trésor gustatif de sérénité et de richesse.
Le troisième vin à comparer est un Château Chalon Jean Bourdy 1955. Sa couleur est d’un acajou clair. Le nez est une invasion de plaisir avec la noix et la force alcoolique. En bouche, c’est le bulldozer qui redessine le palais, le poussant dans tous ses retranchements. Alors, la conclusion est que le plus adapté au plat, c’est le vin du Jura, mais la plus belle surprise est le Chablis.
Le plat suivant est une soupe au foie gras, châtaignes et panais. Le Château Cos-Labory Saint-Estèphe 1928 a une couleur d’un sang de pigeon profond. Le nez est élégant et raffiné. En bouche, le vin est d’un joli fruit noir discret. Ce qui frappe c’est son élégance et sa finesse. Tout en lui est suggéré avec délicatesse, la truffe noire et la mine de crayon. Tous mes amis sont conquis par ce beau témoignage d’une année que je révère. Le chablis fait bonne figure sur cette soupe.
Le plat qui suit a été essayé par ma femme en prévision de ce dîner. Sa gestation lui a fait plaisir et le résultat est saisissant de pertinence. Sur des galets passés au four à 180° pendant plus d’un quart d’heure sont posées à la dernière minute de petites langoustines qui cuisent tout doucement sur la roche. C’est un délice avec le Cos Labory qui ne cesse de s’épanouir.
Mes plans étant déjoués car les vins se boivent plus vite que prévu, je descends en cave pour ouvrir une des bouteilles prévues pour le cas où. C’est un vin qui m’est précieux, un Moulin-à-Vent 1949 à l’étiquette neutre, sans indication de vigneron ou de négociant. En le sentant, je fais la grimace. Le vin pourrait revenir à la vie, mais on ne peut pas le servir tel qu’il est. Il me faut en ouvrir un autre. Une bonne étoile a guidé ma main. Au hasard je tends mon bras qui prélève dans une case « à l’aveugle » une bouteille. Je la vois, je souris et je l’ouvre. Le parfum est miraculeux. Je remonte vite et fais goûter le vin à mes amis en cachant l’étiquette.
La couleur est d’un jaune beaucoup plus doré que celui du chablis. C’est un vin rouge que je souhaitais sur les coraux des coquilles Saint-Jacques juste poêlés. Mais le vin est tellement extraordinaire que personne ne s’en plaindrait. Le nez est riche, au lacté évoquant le gras. En bouche, c’est un vin d’une grande puissance mais parfaitement contenue. C’est un de mes chouchous. Personne ne trouve le nom de ce vin, un Bâtard-Montrachet Domaine Leflaive 1992, qui atteint les sommets du vin blanc de Bourgogne. Je suis aux anges. Si le chablis était une très belle surprise, ce Bâtard est impérial. Quel grand vin dont tout est généreux et accompli, la maturité étant idéale. Il a une mâche d’exception.
Pour les suprêmes de pigeon aux frites de céleri il est temps de goûter le Vega Sicilia Unico 1989 d’un des amis, vin que je chéris particulièrement. Alors que le parfum à 20 heures était d’une générosité sans égale, le vin servi maintenant s’est replié sur lui-même. Il est grand, bien sûr et va s’ouvrir dans les verres. Mais il n’a pas l’éclat que je lui connais. C’est un vin qu’il faudrait ouvrir au dernier moment pour que sa spontanéité éclate. Il nous fait un grand plaisir car nous venons de changer d’année et l’esprit est aux embrassades et à la joie.
Les fromages sont accompagnés par tous les vins et ce qui est surprenant, c’est que le saint-nectaire gomme complètement les imprécisions du Moulin-à-Vent 1949 qui, même fatigué, amorce un retour en grâce.
Le premier dessert est de mangues et pamplemousses roses juste poêlés. A quoi pense-t-on lorsque ce dessert est posé sur table ? A Yquem bien sûr. Le Château d’Yquem 1989 d’un ami a le don de me fasciner. Car avec Yquem, c’est la perfection qui arrive. Il chante juste, d’une voix brillante et posée, charmeuse mais raffinée. C’est un grand Yquem tellement facile à vivre. Et il n’a pas le moindre petit défaut. Je l’ai préféré sur le pamplemousse plutôt que sur les mangues un peu envahissantes. C’est un très grand vin même si l’on est loin des complexités des Yquem canoniques. Mais on sait qu’on boit un jeune Yquem parfait.
J’ouvre le Champagne Moët et Chandon Brut Impérial rosé magnum 1945 dont le bas du bouchon se brise à la montée. Le parfum est désagréable. Je goûte et fais la grimace. Le vin n’est pas mort, mais pas loin. Il n’a aucune vivacité. L’ami qui a apporté ce champagne est désolé et triste. La délicieuse crème chocolat et caramel attendait ce vin qu’il faut remplacer au pied levé. Ce sera un alcool, car je saisis une bouteille de Marc de Bourgogne du Domaine de la Romanée Conti. La bouteille est vieille et sans millésime. Elle pourrait être de 1949 ou de cette période, car j’ai un marc 1949 du domaine qui lui ressemble. Le bouchon tombe dans l’alcool aussi je transvase le liquide dans des petites carafes. Le parfum embaume la pièce.
Ce marc est magnifique. Il est terrien, les pieds dans la glaise, mais il sait être charnu derrière son goût râpeux. J’ai un faible pour les marcs et celui-ci est joyeux, généreux au point qu’on y revient avec plaisir malgré tout ce que l’on a bu.
Les taxis que les amis ont pu réserver – ce qui était quasiment impossible tant la pénurie est inacceptable – viennent mettre un terme à ce repas particulièrement réussi.
Ma femme a fait une cuisine, fondée sur de beaux produits, lisible comme je l’aime. Le clou du repas a été les langoustines cuites sur galets et l’originale soupe goûteuse avec les vins. Mais tout était bon. Pour les vins, la palme revient au Bâtard-Montrachet Domaine Leflaive 1992 puis au Chablis Grand Cru Valmur Vocoret Père et Fils 1971, deux vins dans un état de maturité et de sérénité exceptionnel. Choisir un troisième serait difficile entre Salon, Château Chalon, Cos Labory, Yquem et le marc. Mettons les ex-æquo. Ce fut l’un des plus beaux réveillons d’amis que nous ayons vécus. Vive 2014.
on voit le gui qui sera mis à contribution à minuit !!!