Karin, une amie, me demande comment trouver un vin de 1941, l’année de naissance de son père. Elle serait prête à m’en acheter. 1941 est une année faible, dont pratiquement tout a été bu, puisqu’il n’y avait pas de perspective de vieillissement. Je dis à mon amie que je ne vends pas de vin. Je vends des dîners où les vins sont bus et ne pourront pas alimenter la spéculation sur les vins puisqu’ils sont bus. Comme j’ai des vins de presque tous les millésimes, j’ai décidé de ne pas en vendre car je serais comme aujourd’hui souvent sollicité.
Je regarde dans ma cave et l’idée me vient de partager une bouteille avec son père et elle-même. J’aurai ainsi un bon prétexte d’ouvrir une bouteille de Vega Sicilia Unico 1941.
Le rendez-vous est pris et en plus de cet apport je choisis un champagne de bonne maturité. Nous nous retrouvons à la Manufacture Kaviari. Je viens assez tôt pour ouvrir le vin espagnol. Un propriétaire antérieur avait constaté que la bouteille perdait du volume et avait recouvert la capsule d’une vilaine cire. Je l’enlève ainsi que le haut de la capsule et je vois que le bouchon est très imbibé et risque de glisser dans le goulot. Le bouchon vient en mille morceaux. Le parfum du vin est très discret, encore fermé, mais sans défaut.
Lorsque Jacques arrive et voit la bouteille de son année, il n’arrive pas à comprendre comment aucune miette de liège n’est tombée dans le vin alors que l’assiette montre une véritable charpie. L’explication est que le liège imbibé reste collé au verre du goulot, ce qui fait qu’en procédant très doucement, on évite des chutes.
Karin a choisi un caviar Baeri de Dordogne comme entrée. Le Champagne Perrier-Jouët Cuvée Belle Epoque 1985 est d’une maturité parfaite pour le caviar large et précis, au sel magnifiquement dosé. Nous nous régalons. Il y a ensuite des saumons de diverses préparations qui nous permettent de constater à quel point le champagne est serein, royal, épanoui. C’est un champagne au sommet de son art.
Ce qui est disponible à la Manufacture pour accompagner le vin espagnol, c’est une espèce de tourte fourrée avec des épices douces et variées. Ce n’est pas forcément l’idéal pour le Vega Sicilia Unico 1941 mais nos palais s’adapteront. Jacques n’a pas l’habitude de boire des vins anciens aussi son premier mot est : « il est madérisé ». S’il est un mot qui est utilisé le plus souvent à contresens, c’est bien celui-ci. Alors, je conduis Jacques pas à pas et lui apparaissent un fruit d’une belle jeunesse et une expressivité joyeuse. Jacques convient qu’il avait parlé trop vite car ce Vega Sicilia est d’un charme et d’une jeunesse remarquables. Je suis personnellement impressionné par la jeunesse du fruit de ce vin. C’est une bien belle bouteille.
Nous avons bavardé longuement de mille et une choses. J’ai bien fait d’offrir ce vin car cela m’a donné une occasion de partage. Il y aura sûrement de belles suites.