Jonathan vit maintenant en Australie. Quand il vient à Paris, c’est l’occasion de dîners fous. Celui-ci se tient dans la maison de son père, avec ses parents, un américain de Boston, un couple de suédois de Malmö, avec Jean-Philippe aux fourneaux, assisté pour les desserts par un jeune normalien en première année de la rue d’Ulm. Pour la première fois Jean-Philippe restera en cuisine de bout en bout, et comme nous dînons dans la pièce immense, en prolongement de la cuisine, il pourra entendre nos applaudissements et nous expliquer ses créations.
Je crois que jamais Jean-Philippe n’a été aussi inspiré comme on peut en juger en lisant ce menu : Noix de St Jacques crue – Betterave blanche – Wasabi / Huître pochée – Camembert – Cardamome / Polenta – Fruits de la passion – Coques / Joue de boeuf – Navet « boule d’or » / Cervelle de veau – Chorizo / Noix de St Jacques – Sauce douce, condiment amer / Filet de sole – Chou-fleur – Badiane / Homard – Céleri rave – Pommes de terre fumées / Ris de veau – Sauce Havane /Quasi de Veau – Cèpes / Canard des marais – Fagioli rizina à la rose- Sauce Hibiscus / Boeuf de Salers – Radis « Red Meat » – Sauce Fruits noirs-cacao / Coing, huile d’olive, fleur de sarriette, crème de combawa / Mirabelle, verveine et citron vert, lait d’amande, riz grillé / Fine tarte sablée agrumes-sauge / Matcha, orange amère, figue et kumquat.
Etant arrivé une bonne heure avant le repas, j’ai le temps d’ouvrir les vins. Le Château Margaux 1934 au niveau mi-épaule a un affreux bouchon, noir et poussiéreux sur le dessus et très imbibé en bas. L’odeur de chiffon humide est désagréable, mais on sent qu’un retour en grâce pourrait se produire. Les autres vins sont sans histoire.
Nous passons tout de suite à table, car le premier champagne va accompagner les cinq premières préparations absolument délicieuses et d’un éclectisme rare. Le Champagne Cédric Bouchard « La Bolorée » 2006 est original car il est fait de pinot blanc. Très précis, il est racé, présent, et malgré sa jeunesse, il a une personnalité affirmée. J’aime beaucoup ce champagne. La joue de bœuf lui convient bien et c’est sur les coques que la vibration est la plus forte.
La bouteille du Champagne de Castellane brut 1949 est très belle, le millésime étant inscrit sur le coin de l’étiquette qui semble pliée comme un bristol. Le bouchon se brise et est extirpé au tirebouchon sans qu’un pschitt n’apparaisse. La couleur est joliment ambrée, la bulle a disparu mais le pétillant est bien présent. La complexité de ce champagne est spectaculaire et appartient à ce millésime légendaire. Avec la noix de Saint-Jacques, l’accord est exemplaire.
L’Hermitage blanc – J.L. Chave 1989 a un nez riche et ensoleillé. Le vin profite de sa maturité. Son discours est assez simple, mais il compense par sa joie de vivre entraînante. La sole lui donne du raffinement.
Le Château de l’Etoile – Vin de l’Etoile, 1967 fait dire à mon voisin de table suédois : « c’est le plus grand vin de ma vie ». Ce vin est d’une originalité particulière, comme le sont le plus souvent les vins du Jura. De belle râpe, avec des fruits jaunes et un vineux fort, il brille sur le succulent homard et surtout sur les pommes de terre dont le fumet au thé correspond au léger fumé du vin.
En ces temps où les bordeaux deviennent inaccessibles du fait de leurs prix, il est de bon ton de dire qu’il y a mieux et moins cher dans d’autres régions. Le Château Haut-Brion 1990 arrive à point nommé pour montrer que pour faire mieux, il faut se lever de bon matin. Car ce bordeaux est génial. Il a tout pour lui comme Luciano Pavarotti. Il est juste, précis, puissant, riche, d’une structure inébranlable. La sauce Havane du ris de veau renforce, s’il en était besoin, sa perfection.
Après ce vin remarquable, je sens le Château Margaux 1934 avec une petite anxiété. L’odeur du vin est revenue dans le droit chemin. Je goûte le vin et il apparaît que ce vin est un peu fatigué, n’est pas parfait mais est fort agréable. Lorsqu’on a admis qu’il n’est pas parfait, on retrouve avec plaisir le charme de Margaux, avec un velouté très convaincant et une trame bien assise. Le quasi de veau l’a aidé à se restructurer et les cèpes lui ont donné un judicieux coup de fouet.
Le nez du Beaune Grèves mise Nicolas 1952 était d’un bourguignon « bourguignonnant » à l’ouverture. Il est follement séducteur quelques heures plus tard. Ce vin a un charme exceptionnel. La transition bordeaux- bourgogne donne toujours un supplément d’âme aux bourgognes. La sauce hibiscus exacerbe le côté pétales de rose du vin de Beaune. Il est d’une qualité nettement supérieure à ce que j’attendais.
Le bœuf de Salers vaut tous les wagyu du monde. Quelle viande ! Le Torbreck « The Laird » Australie 2005 est une syrah qui titre 14,8°. Cette cuvée confidentielle est faite de vignes d’avant 1950, et je suis extrêmement impressionné par la réussite de ce vin. Il est frais, presque mentholé, et sa délicatesse et sa finesse sont confondantes. Ce vin est adorable, et joue dans la ligue des Vega Sicilia Unico. C’est un très grand vin. La sauce cacaotée fait apparaître les arômes chocolatés du vin, créant un bel accord avec la viande de compétition.
Le Champagne Dom Pérignon 1969 est impérial, brillant, comme tous les Dom Pérignon de la décennie 60.
Le Château Suduiraut 2001 est un très joli jeune sauternes qui réagit remarquablement aux desserts exceptionnels de Rémi. Comment peut-on avoir autant de talent quand on a vingt ans à peine ?
Le Château Loubens – Sainte-Croix-du-Mont 1942 est très agrumes et citron confit. Le kumquat et l’orange amère lui vont divinement bien.
La palme vient incontestablement sur le front de Jean-Philippe et sur celui de Rémi. Mais les vins ont été brillants. Le Castellane 1949, l’Etoile 1967 et le Beaune Grèves 1952 ont la palme de l’originalité. Le Haut-Brion 1990, le Dom Pérignon 1969 et le Torbreck 2005 ont la palme de l’excellence.
Ce fut un très grand dîner.