Bipin Desai organise assez fréquemment de grandes verticales qui permettent de mieux connaître les vins d’un domaine. Il est accompagné de son groupe d’amateurs américains et invite des journalistes ou écrivains du vin. Ce soir, ce n’est pas Bipin qui m’a invité mais Olivier Bernard le sympathique propriétaire du Domaine de Chevalier. Olivier est connu pour savoir recevoir. Ce soir, il a atteint des sommets difficilement atteignables.
Le dîner se tient au premier étage du restaurant Taillevent, dans la même pièce que celle de mon récent dîner. Jean-Claude, le fidèle maître d’hôtel me dit : « on ne se quitte plus ». L’apéritif se prend dans le petit salon chinois avec le champagne Taillevent qui est un Deutz de belle soif. Ce champagne attire les gougères et malgré le programme qui nous attend, pousse sans cesse à se resservir.
Quatre tables sont dressées dans le grand salon, pour vingt-deux convives. Voici le menu préparé par Alain Solivérès : rémoulade de tourteau à l’aneth, sauce fleurette citronnée / épeautre du pays de Sault en risotto aux cèpes de châtaigniers / mignons de veau de lait aux cèpes de châtaigniers / palombe rôtie aux salsifis et aux girolles / fromages de Comté / déclinaison de fruits rouges parfumée au Rooibos. Ce repas fut élégant, la maîtrise d’Alain Solivérès donnant une justesse remarquable à chaque plat.
Devant nous cinq verres de vins blancs sont déjà posés, qui seront rapidement rejoints par cinq autres. Le pied de chaque verre comporte un numéro de zéro à neuf. Olivier explique que pour les blancs, la dégustation se fera à l’aveugle. Il ne sera pas demandé de trouver le millésime, mais d’écrire sur un petit carton les trois vins que l’on préfère, dans l’ordre. Il précise que pour les rouges, nous connaîtrons les millésimes. Il indique enfin que tous les vins que nous buvons proviennent de magnums.
Je commence à sentir les cinq premiers vins puis à les boire, alors que pour les cinq suivants, je boirai chacun juste après l’avoir senti. Le nez du vin n° 0 est extrêmement riche, puissant, évoquant le miel. Le nez du n° 1 est plus sec, très élégant. Le nez du n° 2 est plus discret, évoquant la menthe avec un miel très élégant. Le nez du n° 3 est équilibré, peut-être un peu plus calme. Le nez du n° 4 est plus fermé.
En bouche, le n° 0 est moins opulent que ce que le nez suggère. Il a un beau final citronné. Le n° 1 n’est pas mal mais son final n’est pas aussi beau. Ses évocations de miel sont sympathiques. Le n° 2 est un vin très élégant, très facile et coulant. C’est un vin de plaisir. Le n° 3 est bien clair, léger, délicat. Il est plus romantique mais plus faible. Son final est élégant. J’aime beaucoup le n° 4, car il a un grand équilibre. Il n’a pas la force du n° 0 et pas la légèreté du n° 3, mais c’est pour moi celui qui est dans la définition la plus pure du Domaine de Chevalier.
Nous passons aux cinq suivants, servis depuis quelques minutes. Le n° 5 a un nez très végétal. Son final est joli. Il est moins plaisant que le 4 mais je le trouve riche, intéressant, car atypique. Le n° 6 a un nez très minéral et citronné. Il est un peu atypique car unidirectionnel, un peu simplifié mais élégant. Le n° 7 a un nez très élégant. Il est très beau. Lui aussi est très archétypal de Domaine de Chevalier. Le n° 8 a un nez plus discret. Il a une très belle attaque en bouche. J’aime. Son final est un peu court, mais j’aime. Le n° 9 a un goût de bouchon.
Voter est un exercice difficile car tous ces vins à part de 9 sont de très grands vins. Les couleurs de tous sont d’un beau jaune hésitant entre le citron et le miel clair, sans qu’une trace d’or ou d’acajou n’apparaisse nulle part. Ces vins sont donc jeunes. J’hésite au sein d’un groupe de quatre, les 4, 5 7 et 8. Mon vote est 4, 5 et 7. Bernard Burtschy dépouille tous les votes, coefficiente chaque vote et annonce le vote global : 4, 7 et 3. J’ai donc le même premier et deux vins sur trois communs avec le vote global. Le quatrième étant le 5 dans le vote global, j’ai donc reconnu dans mon vote trois vins des quatre premiers. Ça me ravit évidemment. Et j’essaie de voir si le 3 qui est dans le tiercé général est meilleur que le 5 de mon vote. Et j’avoue que je n’arrive pas à trouver le 3 meilleur que le 5.
Olivier nous annonce que les dix vins sont tous les vins d’une même décennie et que le numéro du vin correspond au dernier chiffre de l’année. Il demande si quelqu’un devine la décennie. Mon voisin de table parle des 90, Michel Bettane dit que ce pourrait être les 70. Je dis que je ressens les 80 et ce sont les 80. Le quarté final est donc : 1984, 1987, 1983, 1985. Mon vote est 1984, 1985, 1987. On voit que la hiérarchie ainsi faite est opposée au classement habituel des millésimes des vins rouges. A noter que les deux personnes qui font le vin sous l’autorité d’Olivier Bernard préfèrent le 1988 que j’avais mis dans mon quarté mais non retenu. La leçon principale de cet exercice est que tous les millésimes de cette décennie sont réussis et sont de grands vins. On le savait sans doute. Mais c’est intéressant de constater que chaque millésime d’une décennie présente de l’intérêt. Olivier Bernard a pris son risque et ce pari est réussi.
C’est maintenant le tour des rouges, et le premier service commence très fort. Ce ne sera pas à l’aveugle mais quand même, Olivier demande si l’on situe bien le premier. Je hasarde 1928 malgré une couleur d’un beau rubis de folle jeunesse. C’est en fait 1916 ! Le Domaine de Chevalier rouge 1916 est riche, plein, puissant, équilibré. Je suis sous le charme de son équilibre parfait. Le Domaine de Chevalier 1929 – maintenant nous savons tout de suite de quel millésime il s’agit puisque les deux derniers chiffres sont inscrits sur le pied – est plus profond, fumé, immense. Son final est immense. La longueur est impressionnante. Démarrer sur deux rouges de ce calibre, cela pose le décor à un niveau rare. Le 1929 est plus grand, mais je préfère le 1916, rond comme une sphère parfaite. Le Domaine de Chevalier 1947 est soyeux, séducteur. S’il représente la séduction pure, il n’a pas la même longueur. Le Domaine de Chevalier 1955 est un peu plus fatigué. Il est grand, mais monocorde, même s’il est puissant. On aurait envie de dire que c’est un vin qui est encore fermé. C’est le 1916 qui fait le plus jeune, le 1929 est le plus grandiose, racé et fier, le 1947 est le plus dense, très viril et le 1955 a quand même un léger bouchon. Le 1947 a un grand avenir. L’épeautre réagit divinement avec ces vins.
Fort imprudemment, ou est-ce par calcul, Olivier annonce qu’il a en réserve un magnum de Domaine de Chevalier 1953. Michel Bettane lui dit : « tu l’ouvres ». Olivier demande à notre table : « croyez-vous ». Excessifs que nous sommes, nous disons oui. Le 1953 est ouvert maintenant, arrive dans sa fraîcheur. Olivier est fou de ce vin qu’il trouve le plus beau de tous, rejoint par Michel Bettane et Bernard Burtschy. Je le trouve très grand, mais les plus vieux m’impressionnent plus. Le 1916 devient framboise, d’un charme fantastique, le 1929 est grand dans sa rigueur quand le 1916 est tout sourire. Le 1947 est une promesse de vin immense. C’est un vin du futur. Le 1953 est d’une fraîcheur extrême.
La deuxième série commence avec le Domaine de Chevalier 1961 qui, lui aussi s’impose. Il est immense, d’une grande structure et d’une belle matière et il brille par sa jeunesse. Le Domaine de Chevalier 1959 est plus élégant, avec moins de structure mais plus de charme. Le Domaine de Chevalier 1964 a un problème. Le Domaine de Chevalier 1970 est assez joli, pas mal, mais ne joue pas dans la cour des grands. Je classerais volontiers 1959, 1961 et 1953 alors qu’Olivier préfère le 1953.
Avant la troisième série, mon classement est 1916, 1929, 1959, 1961, 1953 alors qu’Olivier, consistant, campe sur son 1953. Si la dégustation en allant vers les vins plus jeunes a sa justification, elle pose quand même le problème du maintien de l’intérêt vers les vins les plus jeunes. Car, du moins pour mon palais, la complexité devient moins soutenue.
Le Domaine de Chevalier 1978 est râpeux et entre deux eaux, n’ayant pas encore trouvé sa voie, le Domaine de Chevalier 1983 est très élégant et doucereux, le Domaine de Chevalier 1985 est nettement meilleur, doté d’un plus bel équilibre, le Domaine de Chevalier 1989 me semble trop mince. Le 1978 se montre de plus en plus élégant et je classe : 1985, 1978, 1983 et 1989, alors que pour Rémi, l’homme qui a fait ce vin, c’est le 1989 qui lui plait le plus.
Que dire des rouges ? Ils ont fait la démonstration qu’ils ont un potentiel de garde à l’égal des plus grands. Ils montrent que les millésimes réussis sont nombreux. Je révise bien volontiers mon imaginaire antérieur sur ces vins que je n’aurais pas placés aussi haut dans mes hiérarchies, grâce à ce que j’ai goûté ce soir. Le format en magnum aide beaucoup. Pour les rouges comme pour les blancs, Olivier Bernard a pris ses risques. Il en recueille le succès.
En 23 vins, dix blancs et treize rouges, nous avons pu nous former une idée précise sur ce grand domaine. A noter qu’Olivier n’a en rien cherché à promouvoir ses productions récentes puisque, contrairement à d’autres verticales, il n’y a pas eu un seul vin de moins de vingt ans.
Merci à Olivier d’avoir été aussi généreux. L’équipe de Taillevent a remarquablement géré le ballet des cinq cents verres de ce repas. La cuisine a été parfaite. Un grand moment permettant d’apprécier ce domaine de Pessac Léognan d’une constance historique démontrée, à un haut niveau de qualité.