Lors de son arrivée à Paris Bipin Desai m’avait demandé de réserver mon samedi midi pour déjeuner avec Aubert de Villaine. Samedi, c’est le lendemain de ce vendredi 13 où la chance m’a été donnée de dîner avec des vignerons amis. Le vin de Bipin et le mien sont arrivés au restaurant le Cinq du Four Seasons George V il y a deux jours. Je ne connaissais pas le vin de Bipin et je ne savais pas si ce déjeuner à trois aurait un thème ou une justification.
Après une nuit bien courte, je me présente au restaurant à 11 heures, l’heure où les sommeliers prennent leur service, pour ouvrir les vins. Le vin de Bipin est un Richebourg Van der Meulen 1921 sans indication de vigneron. La bouteille est noire, interdisant de voir la couleur du vin, ce qui est une caractéristique de ce négociant belge qui a embouteillé les vins les plus emblématiques. On voit quand même que le niveau dans la bouteille est très convenable. Le bouchon a dû être ciré et il reste encore de la cire sur le haut du bouchon mais pratiquement pas sur le goulot. Le bouchon éclate en mille morceaux lorsque je le soulève, ce qui indique un bouchage très probablement d’origine. La prise est difficile et de petits morceaux tombent dans la bouteille. Le verre est si opaque que je ne peux enlever les miettes qui surnagent. Il est exclu de carafer. Celui de nous qui sera servi en premier devra enlever dans son verre les miettes restantes. Le nez de ce vin est extrêmement sympathique.
Le fait de déjeuner en petit comité avec Aubert de Villaine m’a poussé à choisir une bouteille qu’il faut absolument boire : une Romanée Conti domaine de la Romanée Conti 1934 au niveau très bas. Avec qui d’autre boire une telle rareté, un vin préphylloxérique ? J’ai une grande appréhension au moment d’ouvrir ce vin car le Chambertin Marey & Cte Liger-Belair 1911 d’hier avait un niveau similaire et s’est révélé mort. Ma bouteille va-t-elle connaître le même sort ? La bouteille est recouverte sur la moitié du goulot d’une cire qui a craquelé avec le temps, permettant une évaporation du vin. La qualité du bouchon n’est pas bonne. Le bouchon se déchire en remontant mais j’arrive à tout extirper. Le moment est venu de savoir : morte ou pas morte ? Le nez est gras, un peu dévié, mais il n’y a pas la promesse de mort de la veille. Le vin pourrait revenir à la vie, mais rien n’est sûr. Alors ? Wait and see.
J’attends tranquillement dans le hall où tout respire le luxe. Bipin arrive et dit qu’il aimerait que les vins soient bus à l’aveugle. J’avoue que ça ne me plait pas trop, car des vins fatigués peuvent conduire à des contresens. Aubert de Villaine me prévient par téléphone qu’il aura quelques minutes de retard. La raison : il était en train de lire mon livre et n’a pas vu passer l’heure. De quoi flatter mon orgueil !
Nous passons à table et je commande un Champagne Pierre Péters Les Chétillons 2002 à la couleur très dorée. Il est opulent, plus large que d’autres bouteilles que j’ai déjà bues.
Le menu qui nous est proposé par le maître d’hôtel italien est constitué de plats qui ne sont pas sur la carte. Nous partons à l’aventure : risotto à la truffe blanche d’Alba / homard bleu « pêche au casier » cuit sur sel au goémon, jus pressé au naturel, cœur de fenouil et kumquat/ pigeon façon bécasse avec légumes d’automne.
Jean-François Coche-Dury avait donné hier à chacun de Bipin et moi un Meursault Les Rougeots Jean-François Coche-Dury 1999. Bipin estimant qu’il aurait du mal à remporter ce vin aux USA fait ouvrir le sien. C’est assez invraisemblable de voir la puissance olfactive et gustative de ce vin qui passe en force tout en ayant une précision ciselée remarquable. Il y a du génie dans ce domaine. L’accord avec le risotto est superbe, amplifiant la voix du vin, d’un coffre infini.
Nous buvons les deux rouges à l’aveugle. L’exercice est difficile avec des vins de cet âge aussi est-il inutile de le prolonger. Le Richebourg Van der Meulen 1921 a une couleur d’un rouge sang de pigeon peu compatible avec son âge. On sait que Van der Meulen a été capable du meilleur comme du pire, maquillant des vins comme ce fut le cas d’un Clos de Tart bu avec 55 autres Clos de Tart, qui jurait, tant il n’avait rien à voir avec un vin de ce domaine. Plus récemment, j’avais bu des Romanée Conti des années 20 de Van der Meulen, qui contenaient peut-être un peu de Romanée Conti. Ici, le vin est très agréable, vivant, pur, de belle mâche et l’on peut admettre que le vin est bien un Richebourg car, comme je l’ai indiqué ci-dessus Van der Meulen est aussi capable du meilleur. Aubert de Villaine n’exclut pas que ce Richebourg soit du domaine de la Romanée Conti car il est possible qu’ils l’aient embouteillé sans indiquer le domaine.
La Romanée Conti domaine de la Romanée Conti 1934 a un teint plus terreux. Le nez n’est pas désagréable. Le vin a une concentration extrême, une force incroyable et un final au sucre prononcé. Aubert de Villaine fait appel à ses souvenirs de dégustation et ses souvenirs d’archives. Les vignes à l’époque pouvaient avoir trois cents ans ! La concentration était extrême car les rendements étaient infimes et le sucre résiduel provient du fait que les techniques de l’époque n’étaient pas très précises. Merci pigeon, car le plat fait revivre la Romanée Conti, lui donne de la vigueur, et nous commençons à boire une vraie Romanée Conti. J’avais eu peur, et le Dieu des amateurs de vins a exaucé mes prières. J’ai la chance de boire la lie, presque noire, et je perçois enfin le sel qui signe l’âme de la Romanée Conti. Ce n’est certainement pas la plus ingambe des Romanée Conti, mais elle nous a donné le meilleur de ce qu’elle pouvait. Aubert de Villaine est ravi, ce qui est le principal, et je suis heureux de l’avoir partagée avec lui.
La cuisine d’Eric Briffard est précise, généreuse et rassurante, le service est parfait, supervisé par Eric Beaumard présent un samedi et ravi de voir Aubert et Bipin. Ce déjeuner à trois avec cette Romanée Conti 1934 est un bonheur de plus.
bouchons en miettes du 1921 et du 1934