Bipin Desai est un amateur américain qui organise de grandes verticales que j’ai eu l’occasion de commenter : Pichon Longueville Comtesse de Lalande, Montrose, Léoville Barton et Langoa Barton, Angélus, Lynch-Bages, Trimbach. A Paris, ces dégustations se font au restaurant Taillevent, ce qui marque ce soir mon retour en capitale. On ne peut rêver de meilleure acclimatation. Jean-Claude Vrinat nous accueille avec son sourire légendaire et nous commençons par une coupe de champagne Taillevent, qui est un Deutz un peu dosé mais facile à boire, qui aspire les gougères avec gourmandise.
Nous retrouvons avec plaisir les habitués, tous importants dans le monde du vin. L’apéritif s’éternise et sachant le programme de dégustation qui nous attend, je commence à être un peu inquiet. Bipin Desai est très strict sur le service des vins et je ne saurai quel problème méritait que l’on passe à table vers 22 heures. Nous la quitterons à 2 heures du matin !
Le menu : ravioli de champignons du moment, velouté de cèpes / bar de ligne poêlé, bouillon parmentier / canard colvert rôti à la rouennaise / fromage de nos provinces / croustillant de quetsches à l’Amaretto. Ce fut une cuisine sobrement exécutée, très adaptée aux vins, dans l’esprit traditionnel de ce lieu de grande qualité. Il y eut un incident sur la cuisson du canard qui est imputable au fort décalage horaire de ce dîner, qui a déréglé la belle mécanique de la cuisine.
Lorsque nous entrons dans la magnifique salle à manger au charme inimitable, une curieuse odeur prend la narine, car les 288 vins qui sont sur les tables exhalent ces odeurs que l’on sent dans les chais. Serena Suttcliffe a la même réaction d’étonnement que moi. Rien dans les verres ne montra que l’on dût s’inquiéter.
Nous aurons quatre séries de vins. La première concerne les Rauzan-Ségla 2005, 2000, 1996, 1995, 1988, 1982, 1970, 1966, 1961. Les verres sont déjà sur table. Je signale au passage l’extrême dextérité de l’équipe de Taillevent pour réussir le ballet de tous ces verres, 960 au total. J’ai pris mes notes à la volée, captant les impressions premières. Le retard que nous avions pris ne m’a pas donné l’occasion de revenir comme je l’aurais aimé sur chaque série pour mieux analyser mes préférences.
Le Rauzan-Ségla 2005 a un nez lacté. En bouche, c’est vert mais très prometteur. Très herbacé, profond, c’est un grand vin. Le Rauzan-Ségla 2000 a un nez qui s’est déjà placé. Il est serein. En bouche il y a une matière forte combinée à une élégante légèreté. A peine astringent, il remplit la bouche en laissant une trace énorme. Je note au passage que les températures des vins sont idéales. Le Rauzan-Ségla 1996 a un nez profond et élégant. En bouche on sent une constance de goût avec les précédents, ce que l’on nomme le terroir. Ce vin est un peu déséquilibré, un peu amer et manque de longueur. Le Rauzan-Ségla 1995 a un nez discret et une bouche élégante. Astringent mais délicat, il a une belle persistance en bouche.
Le Rauzan-Ségla 1988 a un nez retenu mais intense, un peu poussiéreux. La bouche est un peu acide. Il y a du fruit rouge. Le vin est un peu court et d’un final acide. Le Rauzan-Ségla 1982 a un nez qui commence à montrer des signes d’évolution. La couleur est plus tuilée. Le goût amorce aussi une évolution. Le vin est un peu léger mais de belle persistance. Le Rauzan-Ségla 1970 a un très joli nez, puissant. Il est assez joli en bouche et demanderait un plat pour s’exprimer. Il a un bel équilibre mais reste la patte en l’air s’il n’a pas un partenaire solide pour le mettre en valeur. Le Rauzan-Ségla 1966 a un très joli nez et une belle couleur. La bouche est un peu imprécise et le vin manque d’équilibre. Le Rauzan-Ségla 1961 a un nez délicat et raffiné. En bouche, l’astringence est là et le vin est légèrement fatigué.
Après ce round d’observation sans manger, il m’apparaît que les jeunes vins font de l’ombre aux anciens qui manquent un peu de coffre. J’aime beaucoup le 2000, le 1995 et le 2005. En revisitant, j’aime aussi le 1966 et le 1970 dès que je mange le premier plat. Le 1988 est gentil, sans plus, et les déceptions viennent de 1982 et de 1961, car on attendrait plus de ces grandes années. Le 2000 est un grand vin de garde, le 2005 deviendra très grand, il est bien fait, et le 1966 que j’avais méjugé à la première approche reste bon pendant le temps de cette première série.
Bipin Desai fait commenter chaque série par un convive de culture française et un convive de culture anglaise. Je suis désigné pour la seconde série, ainsi que David Peppercorn, écrivain du vin au savoir encyclopédique et à l’expérience spectaculaire. Nos analyses seront presque diamétralement opposées. David connaît les tours et détours de chaque millésime et juge avec la connaissance de ce que chaque millésime doit donner. Je n’ai pas cette science et j’aborde chaque vin sans cet impressionnant savoir. Qui de nous deux a raison ? David, par nature, mais cela montre la diversité des palais. Et cela m’apprend beaucoup sur l’approche anglo-saxonne des vins.
La seconde série est : Rauzan-Ségla 1990, 1989, 1986, 1985, 1957, 1952, 1947, 1929.
Le Rauzan-Ségla 1990 a un nez très pur. Il est très différent des sensations du premier groupe, car il y a un goût de cerise que je n’avais pas encore perçu. Acide, il a une grande longueur mais ne me plait pas tant que cela. Le Rauzan-Ségla 1989 a un nez très pur aussi. Il est très plaisant mais je sens quelque chose qui manque. Ce vin, comme le 1970, appelle de la nourriture. Le Rauzan-Ségla 1986 a un nez profond. Le vin est un peu scolaire. Là aussi, l’impression serait magnifiée par une viande goûteuse. Le Rauzan-Ségla 1985 a un nez assez fatigué. Le vin est évolué. Il y a de la puissance, des évocations de prunes, et un certain manque de charme.
Le Rauzan-Ségla 1957 a un nez déjà évolué mais intéressant car on entre dans le monde des vins que je pratique. Même si l’on sent un ou deux défauts, ce vin est passionnant. Le petit côté bourguignon du vin ne me déplait pas. Le Rauzan-Ségla 1952 a aussi un nez évolué mais charmant. Il a un côté giboyeux, viril et se marie parfaitement à la cuisine. J’aime beaucoup ce vin. Le Rauzan-Ségla 1947 a un très beau nez racé. L’acidité est belle. C’est un très beau vin et je l’aime. Le Rauzan-Ségla 1929, quelle que soit la bouteille car il y en a toujours deux pour les 32 participants que nous sommes est acide. Il est trop fatigué pour être plaisant. J’ai cru qu’il reviendrait à la vie mais la cause était entendue.
Sur le poisson, le 1986 est délicieux. Je reprends les vins. Le 1990 est doux, contrairement à sa première approche acide, le 1989 est grand, viril, le 1986 est une synthèse des 1989 et 1990. Le 1985 est un peu dur, mais se marie bien aux champignons, comme le 1957. Le 1952 est splendide, meilleur que le 1947 moins brillant sur la durée. Le 1929 est meilleur que la première impression. Classer ces vins est difficile. J’ai un penchant pour le 1986 et le 1952.
Il se dégage de cette belle verticale que Rauzan-Ségla aura vécu dans son histoire des moments de faiblesse. Sous la conduite de John Kolasa, nouveau président de cette propriété, ce grand vin retrouve le lustre qu’il avait dans les années 20. Ce fut montré de bien belle façon.
Je suis assis à côté de Neal Martin qui a rejoint l’équipe de Robert Parker et dispose en son sein de son propre forum. Nous parlons abondamment de la sortie du guide de Michel Bettane, présent et souriant, avec lequel les traits d’esprit fusent. D’autres amis français sont à cette table où l’ambiance est studieuse peut-être mais surtout souriante, amicale et décontractée.
Il était déjà minuit bien sonné quand nous abordons les deux séries de Château Canon, un grand saint-émilion, dont John Kolasa est aussi le maître d’œuvre, les deux châteaux appartenant à la famille Wertheimer.
La troisième série comporte les Château Canon 2005, 2000, 1982, 1961*, 1959*, 1949*, 1947. Les années marquées d’un astérisque ont été présentées en magnum et non en bouteilles comme la majorité des vins.
Dans le Château Canon 2005 tout est doux. L’impression qui me vient à l’esprit est celle d’un moteur de Rolls Royce qui tourne à mille tours par minute. Le Château Canon 2000 est très strict. C’est un vin qui promet beaucoup et dont on peut attendre beaucoup. Très curieusement, le même adjectif « prometteur » me vient à l’esprit pour le Château Canon 1982 ce qui fait contraste avec le Rauzan-Ségla 1982 qui paraissait évolué. On continue dans cette même ligne d’impressions, car je trouve que le Château Canon 1961 a au moins encore trente ans devant lui pour être aussi brillant. Le Château Canon 1959 est absolument fabuleux. Je l’adore, c’est un vin rond et joyeux. Le Château Canon 1949 est astringent et acide. Le Château Canon 1947 est un rêve, d’une précision parfaite.
Le 1959 est plus grand que le 1947. C’est un vin parfait, géant. Le 1982 est très grand. On prend conscience de l’écart très important qui existe entre le Château Canon et le Rauzan Ségla, le saint-émilion étant taillé pour l’Histoire beaucoup plus que le margaux.
La quatrième série comprend Château Canon 1998, 1990, 1989, 1964*, 1955*, 1952.
Le Château Canon 1998 a une belle structure, sans séduction. Le Château Canon 1990 est un très grand vin, pur et solide. Le Château Canon 1989 est beau, solide, un peu moins charmeur que le 1990. Le Château Canon 1964 est fumé, puissant, grand vin de gastronomie. Le Château Canon 1955 est un grand vin, amer mais grand. Le Château Canon 1952, ça c’est du vin ! Il a des petites notes de café.
Château Canon offre manifestement beaucoup plus d’années réussies que Rauzan-Ségla. La dégustation est passionnante car elle a montré les progrès faits sur les deux propriétés sur les vins les plus récents, dont les grands experts présents parlaient abondamment. Ces deux vins sont attachants. Attendons de boire à pleine maturité les vins faits par John Kolasa.