Nous recevons très peu à la maison et c’est une erreur. Par une longue soirée de début d’été les amis de l’ami de Marc Veyrat arrivent quand les nénuphars ne sont pas encore fermés. Nous faisons un tour de jardin et je tranche un jambon Serrano offert par mon fils et dont j’ai monté de mes blanches mains le support de découpe. Jean-Philippe arrivera plus tard car il revient d’Hawaï où il a nagé avec des dauphins.
Pour l’attendre nous ouvrons une demi-bouteille de Champagne Léon Camuzet non millésimé, le champagne d’une cousine lointaine que je n’ai jamais connue. Cette bouteille doit avoir plus de vingt ans. Le premier nez n’est pas très net, mais en bouche on retrouve le charme des champagnes anciens. Ma femme pèse au nano-gramme près les ingrédients pour les gougères et multiplier par deux les doses de son cahier peut se révéler une opération mathématique du niveau de la médaille Fields, l’équivalent du prix Nobel pour les mathématiciens. Taillevent associe aussi champagne et gougères. Je préfère celles de ma femme, un peu plus volumineuses, plus moelleuses et cuites sur l’instant. Jean-Philippe arrive aussi passons-nous de façon erratique du jambon à la gougère en intercalant quelques gorgées de Champagne Mumm Cuvée René Lalou 1979 champagne de trente ans dont la couleur et le goût ne montrent aucun signe de vieillissement. Ce qui frappe, c’est l’énorme puissance de ce champagne. Il est aussi envahissant qu’un Salon mais le Salon est plus féminin et celui-ci combine à la fois virilité et une certaine douceur sous la puissance.
Nous passons à table et pour que chacun trouve sa place il faut qu’il résolve des énigmes en formes de jeux de mots tellement alambiqués qu’il est hautement improbable que l’on réussisse à les percer. Ma voisine, par un cheminement que je n’avais pas prévu a trouvé instantanément sa place. J’en suis éberlué.
La première entrée est un yaourt au foie gras à la façon de Marc Veyrat, pour se souvenir que nous avions goûté ce plat le jour où nous nous sommes rencontrés sur les rives du lac d’Annecy. Le Champagne Dom Pérignon 1978 est résolument différent du Mumm. La finesse de construction, l’évocation de pêches blanches sont d’une délicatesse sans pareille. Mais la vedette est dans le verre voisin. Le Bâtard-Montrachet Marc Morey 1974 est une surprise invraisemblable. Sa glorieuse couleur m’avait suggéré de l’ouvrir. Et c’est une explosion de joie que ce Bâtard, très Bâtard, qui nous fait presque totalement oublier qu’il est de 1974, année discrète. Je suis ébloui par tant de pureté naturelle et de décontraction du vin chaleureux. C’est presque invraisemblable qu’il soit si bon. Comme le champagne il accompagne trois préparations de foie gras de ma cuisinière préférée.
Le gigot à la Marc Meneau et sa purée de céleri accompagne trois vins. Le Château La Mission Haut-Brion 1964 offre un parfum caché par un voile de poussière. Le goût n’est pas net non plus et ce vin que j’ai depuis plus d’un quart de siècle en cave n’est pas au rendez-vous. Il sert de tremplin au F. Lung, vin d’Algérie Royal Kébir 1937 qui me remplit de joie. Je voulais montrer à mes amis la pertinence de ces vins d’Algérie et c’est plus qu’un succès. Lorsque j’avais ouvert le vin plus de cinq heures avant qu’il ne soit bu, je m’étais dit en le sentant : « voilà au moins un vin qu’on ne pourra pas accuser d’être hermitagé ». Et Jean-Philippe en le découvrant, car c’est une première pour tous mes convives, dit qu’il comprend mieux pourquoi certains bourgognes ont fait appel à ces vins pour leur donner du muscle. Ce vin d’un riche équilibre et d’une complexité de grande classe évoque une combinaison réussie de vin de Bourgogne et de vin du Rhône. On me dirait qu’il s’agit d’un Chambertin Grand Cru que je ne serais pas autrement surpris. Je suis enthousiasmé et fier que ce vin soit au rendez-vous, comme je l’espérais ou mieux encore.
Le troisième vin apporté par Yann est un Vega Sicilia Unico 1967 que j’ai ouvert à son arrivée, il y a quelque trois heures. C’est une explosion de fruit. Ce vin est beau comme un cœur. Il respire le fruit, la joie de vivre et la richesse. Il se boit avec une facilité déconcertante. Mais mon esprit est captivé par le Frédéric Lung, mis en valeur par le goûteux gigot. Deux camemberts, l’un peu affiné et l’autre un peu plus se picorent pour finir les trois rouges, dans une cohabitation très acceptable.
On pourrait se demander pourquoi l’on appelle Tarte Tatin la création transcendantale de mon épouse. Il faudrait la baptiser de son prénom. L’accord est d’une justesse extrême avec le Château d’Yquem 1939 dont la couleur jaune orange est plus lumineuse que mille soleils. Cet Yquem est merveilleux et d’une puissance très supérieure au souvenir que j’en avais. Yquem d’un grand équilibre, qui en fait beaucoup mais n’en fait pas trop, c’est un plaisir d’un confort rare, que je classerais volontiers dans la famille des grands Yquem, même s’il n’en a pas la réputation. Il est assez naturel que Yann, qui a apporté ce vin, le classe en premier, alors que je choisis le Royal Kébir. L’attachement que l’on a vis-à-vis de ses propres vins est quasiment parental.
Nous bavardons et le sujet porte un moment sur les alcools. Par une pulsion non contrôlée, une folie me prend d’ouvrir une rarissime Tarragone qui doit être antérieure à 1921. Cette liqueur des pères chartreux a été faite à Tarragone en Espagne lorsqu’en 1903, conséquence de la séparation de l’Eglise et de l’Etat, ils ont été chassés de leur abbaye millénaire. Je remplis de petits verres et nous tombons tous de ravissement. Cette liqueur est d’une richesse et d’une profondeur incomparables. Ayant la chance d’avoir bu une Chartreuse d’avant 1903, je pense que cette Tarragone et plus puissante et plus profonde. C’est le bonheur absolu et aucun de nous n’hésite pas une seconde à classer premier ce breuvage unique par sa rareté. Ayant puisé dans mon armoire à alcools, je fais goûter un Cognac Hardy qui doit dater d’avant 1880 qui représente pour moi la séduction charnelle du cognac. Mais l’attirance magnétique de la Tarragone me fait revenir à cet élixir qui pourrait se boire sans fin. Il n’y a plus d’hésitation pour désigner le plus grand breuvage de cette soirée. Tout le monde plébiscite la Tarragone. Mon classement est ensuite : F. Lung 1937, Yquem 1939 et Bâtard-Montrachet 1974.
Ce repas d’amitié a permis d’ouvrir des bouteilles très inhabituelles, il faut vite recommencer.