Le fait d’écrire sur le site de Robert Parker m’a permis de rencontrer des américains amoureux de vins, dont j’apprécie l’enthousiasme et la compétence de dégustation. Et la différence d’approche est très intéressante.
Un jour, je reçois un message d’un américain du Nebraska qui me complimente, non pas tant pour mes écrits sur le forum de Parker que pour mon livre, qu’il a trouvé « inspirant ». C’est un psychanalyste lacanien et ce détail excite ma curiosité. Il est de passage à Paris pour un congrès de psychanalyse et il me demande que nous déjeunions ensemble, sachant qu’il apporterait des vins. Je ne le connais pas mais ses propos ayant l’effet de la fable du corbeau et du renard, j’ouvre mon large bec.
Nous nous retrouvons au restaurant Laurent, l’endroit de Paris le plus accueillant qui soit. Mes deux vins déjà présents sur place depuis dix jours ont été ouverts il y a plus de deux heures et ceux de Tom peut-être une demi-heure, puisque Tom est arrivé avant l’heure du rendez-vous.
J’avais prévu pour l’entrée un Chante-Alouette Hermitage blanc Chapoutier 1945. La couleur m’étant apparue affreuse, je suis descendu hier en cave pour prévoir une bouteille de remplacement. La première que je prends, un Puligny-Montrachet J.B. Duchesne 1961, de magnifique couleur, a hélas le bouchon qui flotte dans le liquide. Je prends une autre bouteille, un Corton-Charlemagne dont l’année est illisible.
Le premier contact avec le Chante-Alouette est assez désagréable, mais à mon grand étonnement, le final est enlevé et brillant. La question se pose : gardons-nous ce vin, ou prenons-nous les réserves ? Tom me dit qu’il se contenterait bien de ce 1945. Ne sachant pas si c’est de pure politesse, je fais ouvrir le Puligny dont la couleur est très belle, d’un jaune citron de belle jeunesse. Le nez de ce vin est très déplaisant, tendance bouchon. Mais en bouche, quelle surprise ! Le vin est précis, bien dessiné, sans le moindre défaut, et son final citronné est d’une belle définition. Quelle surprise ! Il n’est donc pas nécessaire que j’ouvre le Corton Charlemagne. Tom me dit n’avoir jamais rencontré un vin qui ait un tel écart entre le nez et la bouche. Et, chose importante, le bouchon qui flottait n’avait créé aucune déviation définitive qui eût exclu que le vin fût bu.
L’entrée est un foie gras de canard poêlé, haricots risina aux olives noires et relevés par un gaspacho. C’est fou comme le Chante-Alouette que je commençais à trouver désagréable est mis en valeur par le foie gras. Il gagne en originalité, en coffre, et son petit côté fumé qui le rend rhodanien emporte l’adhésion. J’ai envie d’essayer le premier rouge sur le foie gras. Tom a apporté un Barolo Giacomo Borgogno 1961. Le nez est extrêmement délicat et raffiné. La première approche du vin est celle d’un vin légèrement acide, un peu fluet en bouche, mais au final solide. J’adore ce vin et je dis à Tom qu’il n’a pas d’âge tant il paraît intemporel, accompli et équilibré, fait pour tracer la route de l’histoire sous cette forme inchangée. La deuxième approche est plus étoffée, car le vin s’ébroue, et sur le foie gras, il prend définitivement du coffre, de l’assise et je suis impressionné par la prestance de ce vin charmeur. C’est bon un Barolo de cet âge.
Le foie gras est beaucoup plus accueillant envers le Barolo que vis-à-vis de mon vin, un Royal Kébir Frédéric Lung Algérie 1945 rouge. La bouteille est parfaite, provenant de la caisse d’origine que j’avais moi-même décerclée. J’avais été étonné que les étiquettes soient aussi parfaites que si elles avaient été imprimées la veille, et que les niveaux soient dans le goulot. N’importe quel expert me dirait que c’est forcément un faux, tant elle semble fabriquée il y a moins d’un an. La couleur est noire, à peine tuilée, le nez est convaincant et intense, et en bouche, l’image qui me vient immédiatement est celle de Vega Sicilia Unico. Car les arômes de café, de marc de café, de caramel sont présents, ainsi que des traces d’écorce d’orange que signale Tom. Le vin est résolument non conventionnel et je dis en souriant que l’on comprend pourquoi les bourguignons ont ajouté du vin algérien dans leurs cuves. Car ce vin a de la puissance, du charme et une typicité de vin conquérant. Sa complexité est extrême. Le foie gras ne l’intéresse pas.
Ce qui m’a plu, c’est que Tom, après l’essai des deux rouges vient revisiter les deux blancs pour voir comment ils se comportent avec le foie gras. Cette attitude ouverte vis-à-vis de vins relativement peu glamour m’indique que Tom sait écouter le message des vins.
Le plat suivant est un plat traditionnel de ce restaurant : les friands de pieds de porc croustillants, purée de pommes de terre. Et là, c’est de loin le domaine d’excellence du Royal Kébir qui devient impérial. Il prend une stature de première grandeur. Il s’est coordonné et offre l’opulence des plus grands vins. Il faut absolument que je prévoie d’en ouvrir une bouteille avec un Vega Sicila Unico. Le Barolo avec ce plat riche devient plus strict, plus synthétique, gardant sa densité sans le côté charmeur qu’il avait jusqu’alors.
Comme nous ne sommes que deux, il reste beaucoup à boire aussi un saint-nectaire aide à finir les rouges, et c’est le Barolo qui l’accepte le mieux, et un comté aide à poursuivre l’exploration des blancs. Contrairement à ce que je pensais, l’Hermitage fait un blocage avec le comté, qui lui donne un aspect giboyeux, voire laiteux, alors que le Puligny-Montrachet gagne en élégance, en étoffe et en charme.
Le dessert est une charlotte contemporaine aux gariguettes et baies de sureau. Tom est un peu circonspect sur la pertinence de l’accord avec son vin, mais il verra que ça fonctionne subtilement. L’Anjou J. Touchais Grande Année 1959 a une couleur d’un or glorieux. Quel beau vin dans le verre ! Son nez est discret et c’est en bouche qu’il s’exprime. Il est délicat, pianote dans la douceur, et ce sont des fruits blancs comme les litchis qui jouent piano mais continuo. Ce vin est tout simplement délicieux, mariant une jolie acidité qui fait oublier qu’il est doux avec une longueur déployée comme l’écharpe d’un ange de douceur. Je me reproche de ne pas explorer plus souvent ces vins de Loire qui sont vraiment attachants. Une chose m’a intéressé, c’est que les deux vins de Tom sont intemporels, dans une forme qu’ils garderont pendant de longues années, avec un équilibre rare.
Pour s’amuser, nous avons voté pour nos quatre favoris. Tom a voté ainsi : 1 – Touchais 1959, 2 – Chante-Alouette 1945, 3 – Royal Kébir 1945, 4 – Barolo 1961.
Mon vote est : 1 – Touchais 1959, 2 – Royal Kébir 1945, 3 – Barolo 1961, 4 – Puligny 1961.
Le fait que Tom place le Chante Alouette en second montre son ouverture d’esprit pour ne pas s’arrêter à un petit défaut de fatigue et pour savoir mettre à l’honneur le vin quand un plat le sublime. Nous avons bavardé de choses diverses sur le vin. Tom est un amateur qui a découvert le monde des vins anciens, et qui adopte une approche ouverte à l’écoute des vins. C’est un plaisir pour moi de découvrir ainsi des amateurs qui vibrent de cette façon.