Je m’étais rendu à 17h30 à l’Orangerie du Château de Beaune pour ouvrir les vins du dîner. Mes amis m’avaient rejoint pour ouvrir leurs vins, ceux de Bouchard ayant été ouverts en début d’après-midi. Le Trotanoy 1961 avait montré un fort nez de bouchon. Le bouchon d’un vin de paille de Château Chalon porte une inscription que je rencontre pour la première fois : « syndicat Château Chalon ».
Après la dégustation des vins rouges du Domaine Bouchard Père & Fils de l’année 2008 au caveau du château, nous remontons au joli salon du château pour l’apéritif. Le champagne Henriot Cuvée de Enchanteleurs 1996 me surprend par un nez très sucré, doux et d’une folle puissance. C’est comme si la liqueur de dosage avait envahi le vin. En bouche, le champagne est fort et très grand, racé et de belle bulle. Je suis étonné que son final ne soit pas plus long. Les gougères se croquent avec plaisir.
Nous sommes cinq autour de la table et Stéphane fait remarquer qu’il est rare que l’on soit si peu dans l’orangerie que nous avons préférée à la petite salle à manger car la luminosité du soir est agréable dans l’orangerie. Autour de Stéphane Follin Arbelet directeur général de la maison Bouchard Père et Fils et de son directeur commercial Michel, il y a Steve, mon ami collectionneur californien, et un ami de Michel devenu mon ami, Sébastien, fou de vins anciens.
Stéphane m’a fait l’amitié de me consulter pour la mise au point du menu que Marie-Christine a fort bien réalisé : salade de langoustines / médaillon de sole au curry et riz sauvage / grenadin de veau aux morilles et ses petits légumes / comté de 18 mois / choco-passion.
Nous commençons par une série de trois vins blancs dont les couleurs sont impressionnantes du jaune citron jusqu’à l’ambre prononcé. Le Chablis Village Henri Darviot à Beaune des années 20 à 30 a un joli nez. Il est court et relativement simple, mais il est très buvable. Pendant un temps, son final fait assez dévié. Mais aidé par les langoustines le vin devenu meilleur se goûte agréablement.
Le Bourgogne blanc Avenay maison Leroy 1969 est bouchonné. Son attaque est presque plaisante, mais le final est trop désagréable. Aussi l’intérêt se porte sur le troisième blanc le Chevalier Montrachet la Cabotte Bouchard Père & Fils 2001, qui est magique. Je commence à lui trouver de la noix, mais Stéphane me fait remarquer que c’est la rémanence du Chablis qui me conduit à cette impression. J’ai un amour particulier pour ce vin de la maison Bouchard, d’un équilibre rare et à la longueur exemplaire C’est un très grand vin, aux notes de citron de grande élégance
Stéphane nous annonce que les deux vins de 1961 que nous allons goûter n’ont pas été servis en dégustation depuis plus de trente ans. Il n’y a aucune fiche de dégustation récente aussi nous demande-t-il de bien noter nos impressions pour les archives de la maison.
Le Beaune Clos de la Mousse Domaine Bouchard Père & Fils 1961 a une belle robe que je trouve plus fatiguée que celle de l’autre vin, le Beaune Teurons Domaine Bouchard Père & Fils 1961. Le nez du premier me semble un peu fatigué et parcheminé alors que celui du Teurons est beaucoup plus amène. Si Stéphane a choisi de nous ouvrir ces vins c’est aussi parce que pour mon anniversaire, j’avais ouvert récemment un Beaune Teurons Domaine Bouchard Père & Fils 1943 absolument exceptionnel.
La bouche du Clos semble très structurée, bien charpenté avec de belles épices. Le final est sur la finesse. Le vin est très élégant, racé et soyeux. Le Teurons est plus velouté en bouche, avec moins de profondeur mais beaucoup de charme. Le Clos est plus strict, plus râpeux, plus profond, très bourguignon. Il y a un côté vieille armoire mais qui passe très bien. Le final est très long.
Nous commentions tous les vins et depuis quelques minutes je sentais des divergences profondes avec ce qu’exprimait Stéphane alors que Michel et moi faisions les mêmes analyses. Le côté « vieille armoire » choquait Stéphane, alors que l’expression de velouté qu’il utilisait pour le Clos me paraissait inappropriée. Nous décidons de vérifier nos verres et il apparaît que les verres de Michel et moi, servis en premier, donnent du Clos de la Mousse une image différente du vin beaucoup plus agréable que l’on trouve dans les verres de Steve et de Stéphane. Il faudra donc retenir les analyses de Stéphane plutôt que celles de Michel et moi. L’explication que je hasarde est que les vins, ouverts à l’heure du déjeuner ont été rebouchés avec des bouchons en plastique et laissés debout dans une armoire à vins. Je n’exclue pas que ces bouchons en plastique aient marqué le haut de la bouteille, donc les verres de Michel et moi.
Lorsque nous sommes resservis, les goûts se rapprochent. Ces deux 1961 sont de grands vins, profonds, le Teurons ayant sans doute plus de charme et le Clos de la Mousse ayant à mon sens une plus grande aptitude au vieillissement à long terme.
Marie Christine s’est étonnée que l’on puisse associer des rouges avec la sole au currry. L’accord est spectaculairement bon.
Stéphane a fait servir peu après les bourgognes le Trotanoy Pomerol 1961. Sa robe est d’un rouge presque noir, beaucoup plus profond que celui des deux Beaune. Sans doute du fait de mes incantations, le nez ne montre plus aucune trace de bouchon. Mais hélas on le retrouve en bouche. Le vin est trop amer.
Lorsque le grenadin de veau arrive, les morilles jouent un rôle fantastique sur le Trotanoy qui regagne cette profondeur truffée que l’on aime dans le Pomerol. On sert alors l’un de mes vins, le Château Latour 1934. Lorsque je suis servi en premier de ce vin, je m’écrie : « ça au moins c’est du vin », qui doit se traduire par : « je suis content qu’il soit bon ». Le nez est majestueux et en bouche, c’est du velours. Mais pour une raison que je n’arrive toujours pas à m’expliquer, lorsque je suis servi pour compléter mon verre, une acidité que je n’avais pas perçue est envahissante. Je continue à penser que le vin est immense, mais, force est de constater que le vin ne se présente pas aussi bien qu’il le devrait. Et je ne comprends pas, car tout, dans son parfum et dans ce que je perçois derrière l’acidité, est spectaculairement bon. Mais le résultat final n’est pas ce que j’espérais. Comme on le verra au moment des votes, je suis content que Steve et Sébastien aient compris ce qu’il y a dans ce vin.
Le nez du Château Chalon Jean Bourdy 1947 est une pure merveille. C’est l’une des grandes réussites de cette maison dont j’ai bu plus de quarante millésimes de vins jaunes. Le Comté de dix-huit mois est parfait et forme un accord qui est sans doute l’un plus édifiants de la gastronomie française. Tout à ce moment est du plaisir pur, le vin montrant une longueur impérissable.
Le Château Suduiraut 1959 a une couleur d’une belle jeunesse. Le vin n’est presque pas marqué par l’ambre. Son nez est explosif. Ses notes d’écorces d’oranges sont glorieuses. En bouche, sa lourdeur sensuelle est confondante. Il y a des fruits confits et de l’orange. J’aime beaucoup des versions plus anciennes de Suduiraut, comme 1947 ou l’inapprochable 1928, de réussite absolue. Mais dans cette expression jeune, je trouve ce Suduiraut abouti.
Le dernier vin se distingue par son étiquette minimaliste qui indique en grosses lettres « Château Chalon » puis en dessous « Vin de paille ». Les deux titres sont antinomiques, mais en fait c’est bien un vin de paille présenté dans un demi clavelin, fait à partir de raisIns de Château Chalon. La mention sur le bouchon est « syndicat Château Chalon », que je rencontre pour la première fois. Il n’y a pas d’années mais je pense qu’il s’agit d’un vin de paille Château Chalon des années 20 ; mon imagination me pousse vers 1921 que j’ai déjà goûté. Le vin est très doux, sucré, avec beaucoup de charme et une impression étrange de vin qui n’est pas fini, un peu comme un ratafia en moins alcoolique. On sent les grains de raisins surmûris que l’on croque.
Voter pour des vins aussi disparates n’est pas chose aisée. Ayant voulu honorer mes amis avec Latour 1934, je suis content que Steve l’ait placé en premier et Sébastien en second dans leurs votes. Les vins qui ont été nommés premier sont le Suduiraut 1959 deux fois, le Château Chalon 1947 une fois, comme le Château Latour 1934 et le Beaune Teurons 1961.
Le vote du consensus serait : 1 – Château Suduiraut 1959, 2 – Chevalier Montrachet la Cabotte Bouchard Père & Fils 2001, 3 – Château Chalon Jean Bourdy 1947, 4 – Château Latour 1934.
Mon vote a été : 1 – Château Suduiraut 1959, 2 – Chevalier Montrachet la Cabotte Bouchard Père & Fils 2001, 3 – Château Chalon Jean Bourdy 1947, 4 – Vin de Paille de Château Chalon vers 1921.
Les votes ont plutôt couronné les vins extravagants ou hors norme, alors que les deux Beaune mériteraient tous les éloges. Nous avons vécu un dîner de chaude amitié où les vins représentaient la générosité partagée. La palette des couleurs des vins dans les cinquante verres est d’une beauté rare. De tels moments sont chauds aux cœurs lorsque l’on forme un tel groupe d’amis.