Je me rends au siège du domaine Bonneau du Martray, la référence du Corton Charlemagne. Ce doit être un dîner d’amis, et c’est la première fois que des vignerons me demandent d’ouvrir leurs propres vins. Je le fais selon mes méthodes avec une observation attentive de Jean Charles de la Morinière. Aucune odeur ne me paraît poser le moindre problème. Je suis étonné du bouchon d’un Chambolle Musigny 1915, qui ne devrait pas avoir ces strates accidentelles qu’un stockage à la propriété ne peut pas avoir favorisées. Je m’apprêtais à dire qu’il s’agit pour moi d’une découverte, car des bouchons de vins n’ayant jamais voyagé ne peuvent pas avoir de ces perturbations. J’apprendrai plus tard de Sylvain Pitiot que le vin avait voyagé d’un domicile à un autre, ce qui rendait compréhensible ce que j’avais observé. L’opération d’ouverture pouvant avoir asséché mes papilles on m’offrit de goûter les Corton-Charlemagne récents. Le 2003 au nez sublime et étonnamment agréable pour son âge, le 2002 printanier comme pas deux et le 2001 déjà notable assis. Tout cela va se formater autrement quand les vins trouveront leur empreinte historique. Nous buvons quasi en cachette, car ce vin ne doit pas se boire, un Corton rouge Bonneau du Martray 2003, juste mis en bouteille, que je trouve sublime. Ce sera dans dix ans un immense vin de Bourgogne. Sûrement une des plus belles réussites de l’année 2003 qui comptera des rouges diaboliques de séduction, ce qui ne contredit pas ce que j’ai dit plus haut.
Sylvain Pitiot et son épouse nous rejoignent et le dîner commence. L’apéritif se fait sur le bambin 2003 Corton Charlemagne qui montre plus explicitement qu’en cave comme il est un enfant. Un foie gras à l’alcool intense paralyse dramatiquement un Corton Charlemagne Bonneau du Martray 1978. La gelée est encore plus stérilisante, car elle entoure d’une ceinture de miel ce vin qui ne peut plus s’exprimer. Il faut que la bouche soit neutre pour que l’on prenne conscience de l’immense talent de ce 1978 typé, expressif, merveilleux. Un 1985 de ce même Corton Charlemagne nous fait renouer avec la belle jeunesse que ce magnifique domaine est capable d’exprimer. Il a la jeunesse et la puissance en plus.
Sur une viande blanche délicieuse, le Corton Charlemagne Bonneau du Martray 1935 montre la palette éblouissante de ses qualités. De couleur de miel, mais de miel ici accepté, d’un nez intensément expressif et noble, ce vin développe des arômes lourds. L’alcool est présent, mais surtout une trace intense qui rappelle le terroir et les raisins, quand on a objectivement quitté la définition du Corton Charlemagne qui ne se signale que comme un marque page. Le vin nous parle, donne des longueurs pénétrantes. On est bien. Il est temps que la viande accueille le Chambolle Musigny 1915 dont Sylvain Pitiot ne nous dit que peu de choses, son origine étant incertaine. Il est de la cave familiale, mais qui l’a fait ? Quel grand vin ! Là où le 1935 était concentré pour réciter un texte clair, le 1915 déroule un tapis de saveurs, où se présentent successivement l’alcool, le doucereux, l’amer, puis de nouveau le charme, pour livrer un message multiforme. Si le Corton Charlemagne 1935 s’écartait de la définition moderne du Corton Charlemagne, ce Chambolle Musigny était en plein dans son rôle, montrant à quel point le vin de ce soir pouvait sublimer son appellation.
Nous atteignîmes des sensations rares avec un Clos de Tart 1957 époustouflant pour l’année, donnant de la Bourgogne cette image canaille, agressive, diablement charmeuse que j’adore. Le Clos de Tart 1990 fut un éblouissement d’accomplissement dans le fruit quand le 1976 au nez charmeur et au souffle un peu court montra que même en année sèche ce vin brillant peut donner du plaisir.
On parla abondamment de mes méthodes d’ouverture qui confirmèrent que les vins de ces brillants producteurs peuvent s’épanouir encore plus quand l’oxygène leur est donné lentement, comme par une tétée à faible débit. On s’amusa des petites erreurs commises dans les accords mets et vins, qui seront fatalement l’excuse à devoir programmer un nouveau dîner. Nous remarquâmes, avec ces producteurs de vins d’immense talent, la qualité invraisemblablement extrême de leurs vins de grand âge, ce qui pousse à une conclusion que je ne cesse de marteler : « ces grands vins, ces immenses vins, il faut les boire ». Aucun des convives n’était vierge dans cet exercice. Mais le dîner charmant et enjoué de ce soir a ravivé les envies.
Nous fûmes peu à voter car je n’insistai pas, mais une certaine cohésion apparut dans les choix. Mon ordre fut : le Chambolle Musigny 1915 éblouissant de vie, le Clos de Tart 1957 parce qu’il a prouvé que son année peut atteindre de beaux sommets, le Corton Charlemagne Bonneau du Martray 1935 parce qu’il est émouvant de plénitude gustative et le Clos de Tart 1990 parce qu’il est la démonstration magistrale de la perfection d’un vin jeune. Le Corton Charlemagne 1978 aurait mérité par sa qualité d’être dans les classés mais il n’eut pas l’occasion de briller comme il dût. Vite, vite, vite, on recommence.