Rentrant de Bordeaux chez moi quand il fait nuit, un sommeil réparateur est indispensable, car je me rends à Châteauneuf du Pape. La Gare de Lyon est aussi irréaliste que la circulation automobile à Bordeaux. C’est l’acceptation de la saleté et de la médiocrité. Etant déposé à la gare, je dois monter d’un gros étage avec une valise très lourde, car j’ai pris beaucoup de munitions pour les rencontres à venir. L’ascenseur est en panne et l’escalator ne fonctionne pas. Monter ma valise nécessite que je me fasse aider. Etant en avance je vais à la terrasse – si l’on peut dire puisque le soleil n’atteindra jamais ce lieu en sous-sol – d’un café. Les sièges en simili skaï sont tous percés. Le café crème est honnête. Comme la SNCF n’affiche les quais qu’au dernier moment, il me faut courir jusqu’au quai qui est à plus d’un kilomètre du lieu où je suis. Le TGV part à l’heure, ce qui est appréciable. A la gare d’Avignon, je suis accueilli par Céline Sabon, propriétaire du Clos Mont Olivet qui me conduit chez un jeune couple de vignerons qui ont une superbe demeure au centre de Chateauneuf-du-Pape. La bâtisse est ancienne, le jardin est de taille impressionnante au beau milieu de la cité papale et ma chambre est joliment décorée. J’arrange mes affaires et choisis les vins du dîner pour les porter chez Laurence Féraud du domaine du Pégau qui nous régalera. Céline me conduit chez Laurence et j’ouvre mes bouteilles. Parmi elles il y a Château Rayas 1978, un vin particulièrement célèbre qui, semble-t-il, aurait inspiré des faux. Comme les faux supposés ressemblent à ma bouteille, c’est une bonne occasion que de la boire avec des vignerons de Chateauneuf-du-Pape. Laurence inspecte ma bouteille et la trouve authentique, ce qui correspond aux autres examens visuels que j’avais fait faire par des experts.
Au nez, le vin est d’un parfum subtil et délicat, montrant un âge qui peut correspondre à 1978. Les senteurs de feuilles sèches, de buisson sont très homogènes avec ce que doit sentir un Rayas de cet âge. Laurence confirme que cette odeur est d’une logique parfaite. Le premier examen est bon.
Laurence Féraud me conduit à la porte du domaine Rayas et me dépose sans entrer, car elle doit travailler en cuisine, me demandant de la rappeler pour me conduire au rendez-vous suivant. La bâtisse ne paie pas de mine. On est ici dans la discrétion. Lorsque j’arrive, Emmanuel Reynaud me dit : "vous n’aviez pas confirmé votre rendez-vous. J’ai pensé que vous ne viendriez pas". Et il ajoute : "je suis occupé, je ne pourrai pas vous recevoir comme il faut". Ma réponse : "c’est dommage, parce que le rendez-vous était bien pris et par ailleurs, j’ai apporté une bouteille que j’aimerais partager avec vous".
Emmanuel me lance : "vous sentez le parfum. Comment peut-on être parfumé comme ça ?". Et il ajoute, perfide : "ce doit être la dame qui vous a conduit ici qui vous a inondé de son parfum". Le décor est donc planté.
Nous descendons dans une cave hétéroclite où des fûts de chêne voisinent avec des fûts métalliques. Emmanuel me fait goûter trois vins le Chateauneuf-du-Pape Fonsalette 2009, le Chateauneuf-du-Pape Pignan 2009 et le Chateauneuf-du-Pape Château Rayas 2009. Déguster quand on a l’impression de tomber sur un bec n’a pas la même saveur. Je suis toutefois conquis par le Rayas 2009, non encore réellement formé, mais qui promet d’être grand.
Emmanuel que j’avais appelé lorsqu’une discussion était apparue sur un forum au sujet de faux Rayas 1978, déclarés faux par lui, me demande si j’en ai goûté un de mon récent achat. Je lui dis que non, préférant ne pas mentionner qu’il sera bu ce soir. Il me lance alors : "allons goûter votre vin". Dans une cave de vieillissement aux fûts de chêne d’âges canoniques tant ils ont servi, j’ouvre un Beaune rouge Bouchard Père & Fils 1955. J’explique les raisons de cet apport : apporter un Chateauneuf-du-Pape à un vigneron de cette appellation n’aurait pas de sens. C’est un vin bourguignon qui créera une comparaison intéressante. Par ailleurs, 1955 est une année très brillante et j’ai pris un Beaune "ordinaire" pour montrer que même les vins "Villages" ont un réel intérêt.
A mon grand plaisir, Emmanuel accueille immédiatement ce vin. Sous une légère acidité qui disparait avec le temps, il y a un velouté et un fruit remarquables. Le vin est trouble du fait du voyage, mais il est une preuve convaincante et je dois dire que je l’adore. Comme j’avais envisagé que ce vin soit en comparaison je lance comme un appel au secours : "vous n’auriez pas une bouteille déjà ouverte (car j’imagine difficilement qu’il en ouvre une) qui soit un peu ancienne, pour comparer avec le Beaune ?".
Emmanuel me dit qu’il n’a rien d’ancien qui soit disponible, mais il pointe du doigt un tas de demi-bouteilles jetées en vrac sur un sol poussiéreux. Il s’agit d’un blanc et il m’indique que plusieurs se sont révélées madérisées. Il en ramasse une, sans étiquette qu’il faut épousseter et la pose sur le tonneau autour duquel nous dégustons. C’est alors qu’on l’appelle pour remonter au bureau et je reste là, en attente, décidant de ne pas ouvrir la bouteille tant qu’Emmanuel n’est pas là. Au bout de dix minutes il revient et me dit : "vous ne l’avez pas ouverte ?". Je l’ouvre avec mes outils. Et à cet instant, c’est une immense surprise qui nous attend. Car le vin est absolument superbe. Sa couleur est d’un jaune doré de grande beauté. Le parfum est un régal de générosité et de plénitude. Et en bouche le vin est opulent. Même Emanuel est étonné de la qualité de ce grand vin. Evidemment, il n’est pas possible de faire un pont entre le Beaune rouge 1955 et ce Chateauneuf-du-Pape Château Rayas blanc des années 60 comme le situe Emmanuel. Mais ce vin à lui seul efface les surprises de mon arrivée. Je propose qu’Emmanuel garde le 1955 pour son dîner et que je fasse goûter ce blanc à mes convives du dîner chez Laurence Féraud. Emmanuel accepte et soudain il se radoucit. Il me propose de me raccompagner chez Laurence et que j’aille avec lui à Sorgues où il a une course à faire, pour que nous puissions poursuivre nos discussions.
Dans sa camionnette, nos échanges deviennent passionnants. C’est comme si j’avais subi avec succès une épreuve initiatique, consciente ou non. Nous nous sommes promis de nous revoir et de boire ensemble de grands vins.
Je suis déposé devant chez Laurence Féraud et il me faut l’attendre, car elle fait des courses pour ce soir. Elle me conduit chez Henri Bonneau un vigneron emblématique de Chateauneuf-du-Pape. Quel immense honneur de rencontrer ce personnage qui est porteur d’histoire comme Jean Hugel l’était pour sa région. J’annonce tout de suite la couleur, cette visite, qui a duré deux heures et demie – et en 150 minutes il s’en dit des choses – est pour moi aussi précieuse et émouvante que ce que doit être une rencontre avec le Pape. Plantons le décor. La maison d’Henri Bonneau est située dans le haut de la ville, non loin du château papal. La porte d’entrée de la maison, puisqu’il s’agit d’une maison, est étroite. Elle ouvre sur un couloir. Du côté visiteurs, Laurence, Nikos, chypriote vivant à Londres, amoureux des vins de Châteauneuf et moi. Ceux qui jouent à domicile sont Henri, son épouse et leur fils Marcel. Dans le couloir, Henri, la casquette sur la tête, barre le passage. Il a les yeux malicieux et rit souvent. Ses affirmations claquent comme des coups de fouet. Son épouse, qui connaît ses histoires par cœur, intervient ici ou là pour corriger ou compléter telle ou telle anecdote. Marcel connaît aussi le répertoire et se concentre surtout sur la dégustation. Mais il n’en pense pas moins. Henri est visiblement heureux que Laurence soit là. Tout va se dérouler maintenant au rythme d’un aï ou d’un unau, sauf en ce qui concerne la faconde d’Henri, infatigable.
Les sous-sols dans la ville de Vézelay sont impressionnants et donnent l’impression que la colline n’est qu’un gruyère, troué de toute part. Les caves successives que nous allons visiter donnent cette même impression de gruyère ou de ruche aux mille alvéoles. Chaque année se déguste dans une cave différente. Pour chaque année il y a les "G" et les "P", le G étant la cuvée Marie Beurrier et le P étant la cuvée des Célestins, la plus qualitative des deux. Nous avons goûté de fûts les 2009 G et P, 2008 G et P, 2007 G et P, 2006 seulement P et 2005 G et P. Dans les petites caves, on se demande depuis combien de générations on a utilisé les mêmes fûts. C’est aussi le cas à Rayas puisqu’Emmanuel Reynaud a acheté des fûts usagés ayant servi pour l’élevage de Costières de Nîmes. Sur ces deux visites, je n’ai pas vu un seul fût neuf, et à aucun moment les vignerons n’ont parlé de technique ni donné des chiffres. Ici, on se fiche de tout cela, on fait comme le père et le grand-père faisaient. On goûte et puis c’est tout. N’ayant pas pris de notes et ayant eu un dîner "brutal" par la suite, il ne me reste que des impressions. D’abord ces vins sont de grands vins, une sorte d’aboutissement du Chateauneuf-du-Pape, avec une mesure et une sagesse extrêmes. J’ai préféré les années impaires et parmi elles, c’est 2005 qui m’a enthousiasmé, le Célestins étant exceptionnel.
Le parcours du combattant étant terminé en cave, nous remontons dans la salle à manger des Bonneau. Nous nous asseyons autour de la table et nous buvons un Châteauneuf-du-Pape Cuvée des Célestins Henri Bonneau 2004. J’avoue que j’ai été bluffé, car je n’attendais pas un 2004 à ce niveau de qualité. Il est généreux, gouleyant, vin de plaisir mais aussi vin de structure et de noblesse. Une leçon. Et pendant ce temps, nous parlons, parlons. Enfin, Henri parle et nous buvons ses paroles. Et nous sourions, car le courant passe entre le vigneron et sa famille et nous.
Il est à noter qu’Henri qui ne boit quasiment plus, connaît l’état des vins dans ses tonneaux avec une exactitude actualisée. Une telle visite est un bonheur absolu pour moi, car je côtoie quelqu’un qui représente l’histoire du vin de Chateauneuf-du-Pape. Nous nous sommes promis de nous revoir. Faisons tout pour que ce soit le cas.