Départ à Greenwich Village. C’est un autre New York. Qu’on le veuille ou non, même en n’étant pas un natif de cette capitale, l’absence des deux tours se sent. On erre dans ces dédales de rues aux immeubles si typés. Boutiques aux moeurs particulières, adaptées à la faune locale, invraisemblables bric-à-brac. On est dans un autre New York. Créatif et interlope à la fois.
Dans un Blue Ribbon Bakery où déjeunent des jeunes branchés, une table d’où je peux voir l’extérieur et l’intérieur. Dans la salle, une table de quatre jeunes et jolies américaines, purs produits du standard américain. Deux jolies femmes qui se glacent dès qu’arrive une somptueuse jeune fille qui pourrait être top model. Elle ne l’est sûrement pas, car elle a un sourire aux dents blanches permanent. Pas une once de snobisme mais une aura rare. Mélange de racines eurasiennes et mexicaines, elle a la beauté d’une femme que l’on a l’impression d’avoir vue sur tous les magazines. Le téléphone portable remplaçant l’éventail des belles, à cette table de trois, chacun téléphone au dehors. Près de moi un clone de Woody Allen mais de moins de trente ans raconte ses thérapies à une jolie blonde attentive. Tout fleure bon cette jeunesse cosmopolite si actuelle. A l’extérieur, c’est mieux qu’une galerie. Si le « upper Manhattan » a une faune d’une rare diversité, là, c’est encore multiplié par dix. Tous les archétypes de marginaux se sont rencontrés. Comment peut-on trouver sa personnalité dans la caricature de son propre type ? Ce New York a quelque chose de sympathique dans l’exagération de lui-même. Une mention spéciale au vieux barbu qui se promène avec un caddie où il n’y a que des boîtes boisson métalliques vides.
Nourriture très correcte. Le serveur à queue de cheval me signale que les plats marqués en rouge sont des spécialités du chef. Quand j’ai vu en cuisine un groupe de jeunes chinois sous-payés sans doute, voire clandestins, je m’interroge sur la notion de chef.
Dîner chez Véritas, à l’initiative de membres du forum. Un show à l’américaine impossible à imaginer en France.
Dîner de 12 personnes qui ne se connaissent pas dans le temple créé par deux amateurs de vins.
Dönnhof Riesling Spätlese Oberhaüser Brücke 2001 et Robert Weil Riesling Spätlese Kiedrich Grafenberg 2001. Le premier mefait penser à des bonbons à la fraise aux arômes artificiels. Le second est plus rond, mais le coté déstructuré me déplait. Je ne me suis pas fait à ces deux Rieslings.
Haut Brion blanc 1994. Un nez invraisemblable de complexités exotiques, et en bouche, le coté rassurant et accompli du Haut-Brion que l’on aime. Un grand vin que j’aurais très vraisemblablement reconnu à l’aveugle en bouche, mais jamais au nez.
Haut Brion blanc 1979. Il a une fatigue qui décourage tous les palais américains, alors qu’il crée le meilleur accord avec le plat, un ris de veau très honnête. Je m’aperçois que les américains jugent vite, et excluent vite.
Hermitage Chave blanc 1989 : sa structure a plu à certains, mais son absence d’imagination m’a laissé à l’écart. C’est trop monolithique, sur un message trop aimable. C’est bon, mais la complexité de Haut-Brion laisse trop de traces.
Un client du restaurant qui est resté inconnu (incroyable) nous a offert Montrachet Comtes Lafon 1997. Vin absolument splendide, le meilleur de tous les blancs, même si pour certains, le Corton Charlemagne Coche Dury 2000 avait plus de race. Mais il ne se révélait pas assez pour entraîner mes suffrages. Trop de jeunesse non encore formée, même si c’est remarquablement construit. Ce Montrachet et ce Corton sont deux monuments quimériteraient une cuisine exacte.
Comment est-ce possible de faire le cadeau d’un tel vin sans se montrer ?
On passe aux rouges et un Beaune Grèves Tollot Beau 1985 est assez intéressant, alors qu’un Bonnes Mares Comte de Voguë 1991 fait l’étalage d’une magnifique maturité bien contrôlée. Quel bonheur simple en bouche : tout le coté gouleyant de la Bourgogne.
Arrivent ensemble trois vins : Barolo Sandrone Cannubi Boschis 1996, Barolo Sandrone Cannubi Boschis 1991, Barolo Sandrone Cannubi Boschis 1988. Le 1996 est juteux, le 1991 trop sec, et le 1988 un peu amer. C’est tellement sec et astringent qu’on oublie le message.
Ces trois vins allaient, sans le vouloir, servir de faire valoir idéal à un vin qui mérite le respect : Cheval Blanc 1986en magnum. C’est tout simplement grandiose, et la plus belle qualité de tous les vins bus ce soir. Malgré un âge encore faible, ce vin a une structure extraordinaire. La complexité est belle, et on a déjà une belle rondeur qui ravit, tant ce vin est grand. Même La Tache 1971 (cadeau du sommelier) au plaisir chaleureux immédiat ne peut inquiéter le Cheval. Le Troplong Mondot 1989 qui arrive alors n’est pas à sa place : on ne se pose pas de question, on l’oublie tout de suite. Le Vega Sicilia Unico 1962 est d’une autre trempe : c’est le vin que j’ai classé en second après le Cheval Blanc. Il y a en lui des saveurs complexes, inhabituelles envoûtantes. C’est magnifiquement excitant.
J’avais pris d’infinies précautions pour qu’on goûte comme il faut le Château Chalon Florin Cottez 1921. J’avais expliqué comment en profiter sur un fromage. Quelques uns l’ont compris. Mais le généreux donateur a remis le couvert et persisté dans ses dons, ce qui a limité l’effet en bouche que j’avais espéré de ce vin si rare. Griottes Chambertin Domaine Ponsot 1990 en magnum, magnifique bouteille, mais tellement jeune. Il mériterait dix à vingt ans de cave de plus, car il a un potentiel extraordinaire et La Tache 1985. Vin animal, si prometteur mais si jeune lui aussi. Mais quel talent.
Le mot d’ordre était à la profusion. Le plaisir suivait. Une soirée impossible à organiser en France. Si je devais noter cette invraisemblable profusion, mettant de coté le Château Chalon 21 qui est hors concours, l’ordre serait le suivant : Cheval Blanc 1986, Vega Sicilia Unico 1962, Montrachet Comtes Lafon 1997, Haut-Brion blanc 1994 et La Tache 1971.
La carte des vins est exceptionnelle, avec des raretés absolues. Elle couvre des domaines et des années difficiles à trouver. Une impériale d’un grand Bordeaux de 1947 cote $25.000, ce qui impose le respect. A deux heures du matin, les clients doivent oublier le dernier zéro de la liste de prix très excessive, car des flacons invraisemblables s’ouvrent à profusion. J’ai cru reconnaître le généreux donateur du Montrachet et des La Tache. Je lui ai fait goûter le Château Chalon. Après la condescendante attitude de l’homme qui n’accepte pas qu’on conteste son leadership, j’ai vu sa figure se transformer : il prenait conscience qu’il buvait un vin unique.
Les deux propriétaires du Veritas sont très différents : l’un très élégant et très détaché – apparemment – de l’affaire qu’il a créée puisqu’il n’est pas resté, quittant le lieu vers 20 heures. Le second, au look de bûcheron, me faisait penser à Hugh Heffner dans ses bars de Play Boy : adulé par une foule de groupies, et cherchant à s’extirper des bras qui veulent l’enlacer. Vedette solidement campée sur son Olympe.
Il faut toutefois reconnaître que leur formule de restaurant est bien construite.
Juste avant le dîner, j’avais fait la connaissance d’un grand amateur collectionneur de vins qui organise des grands dîners de vins relativement jeunes. Il m’a montré un énorme dossier de près de 300 pages où sont consignées ses notes sur les vins qu’il a servis. Notes d’expert plus que notes d’ambiance contrairement à mes bulletins. Intéressé par le concept de wine-dinners, il va constituer des groupes de convives pour mes dîners.
Après cet invraisemblable dîner à Veritas, retour à l’hôtel à 2h30, ce qui fait 9h30 à l’heure de Paris. Les paupières se ferment assez vite et imposent une journée sans vin, tant s’annoncent de rudes épreuves.