La Percée du Vin Jaune – jour 1 – arrivée dans le Jura et dîner au château de Germigney
La Percée du Vin Jaune, c’est une institution. Chaque année, les vignerons organisent une grande fête au moment où les fûts de vieillissement du vin jaune du Jura, emprisonné pendant six ans et trois mois, sont percés pour qu’enfin se révèle le millésime dont le chiffre est de sept ans de moins. Cette fête populaire est chaleureuse et c’est un prétexte pour moi d’aller respirer l’esprit du Jura.
Mon point de chute rituel est le Château de Germigney, château hôtel à Port-Lesney, magnifiquement décoré. Une incitation supplémentaire est la présence à la traditionnelle vente aux enchères d’un vin jaune de 1774.
Lors du voyage au Japon, j’avais raconté cette aimable tradition a Tomo, aussi sommes nous quatre au château de Germigney, Tomo et son épouse, la mienne et moi.
Lorsque j’avais voulu réserver, on m’apprît que l’hôtel est réservé pour des journalistes car il y a un dîner de journalistes prévu à l’occasion de la Percée. Me drapant dans une dignité offensée, je remue ciel et terre pour avoir deux chambres. Mon souhait est exaucé. Ayant été nommé l’an dernier ambassadeur des vins du Jura, je devais m’inscrire au dîner des ambassadeurs. Demandant quatre places au lieu des deux normalement attribuées, j’ai senti que ce n’était pas aussi simple, même pour un ambassadeur. Faute de réponse, nous n’en serons pas.
Nous arrivons à l’hôtel dont je connais chaque recoin et je suis heureux de retrouver la chambre que j’ai chaque année, comme s’il s’agissait d’un pèlerinage. Peu de temps après, Tomo qui venait d’arriver m’appelle au téléphone et me demande de nous rencontrer. Tomo se présente à notre chambre et son épouse porte un magnifique bouquet de fleurs printanières surmontées d’une belle orchidée. Ce sont les senteurs de printemps que met en avant ce bouquet. Quoi de plus amical que ce premier geste ? C’est une attention charmante.
Nous allons prendre l’apéritif au caveau, belle salle voûtée de plusieurs siècles. La carte des vins est assez embarrassante, car la majorité des vins sont en demi-teinte. Il est difficile de trouver des pépites, mais nous serons ce soir de géniaux orpailleurs.
Le Champagne Comtes de Champagne Taittinger 1995 est la dernière du lieu. L’étiquette est rongée et illisible. Le millésime n’apparaît pas et la contre-étiquette ne donne pas l’année. Le vin est ouvert et c’est le bouchon qui confirme 1995. Le champagne fait plus que son âge mais il est délicieux. Le nez est envoûtant et le vin est d’une grande profondeur. Si je devais exprimer ses qualités, ce serait : facilité mais intensité. C’est-à-dire qu’il se boit bien comme un champagne de soif, mais il a en lui un message typé miellé, riche et profond. Sur des gougères et des petites noix caramélisées, nous sommes aux anges.
Nous passons dans la jolie salle à manger voûtée dont l’architecture est étrange. On peut imaginer une cathédrale, aux voûtes imposantes, dans laquelle on aurait mis un plancher à trois mètres du faîte. Ce serait cette impression là. La décoration est délicate comme partout dans l’hôtel.
Mon choix de plats dans une carte très intelligente est : coquilles Saint-Jacques en deux services et selle d’agneau. La coquille crue est accompagnée de saveurs trop différentes qui dispersent l’attention alors que la coquille crue est superbe. Les dernières gouttes du Taittinger se délectent de cette chair douce.
La deuxième coquille, mi-cuite, est associée à une truffe fortement trempée dans de l’huile de truffe. C’est l’occasion de se précipiter vers le Château Gazin Pomerol 2000 qui, avant carafage, m’avait un peu rebuté par un fort modernisme, mais se civilise joliment après aération.
La selle d’agneau est divine, la chair étant d’une expressivité exemplaire. Inutile de dire que le Gazin s’en régale, car il peut briller sans la moindre retenue. Et c’est vraiment un pomerol de plaisir, un peu sculptural, mais réjouissant. Un peu de fromage permet de terminer le pomerol et c’est un morbier qui a renvoyé un signal amical au vin plus qu’un saint-nectaire pourtant hospitalier.
Nous passons au salon devant l’immense cheminée où pourraient cuire des cerfs entiers. Nous goûtons une Grappa de Sassicaia et un Marc d’Arbois de Jacques Tissot 1976. Au nez, il n’y a pas de comparaison possible, le marc est infiniment mieux dessiné que la Grappa. En bouche, le marc italien démarre de façon assez aguicheuse et finit avant même d’être apparu. Plus court, je ne connais pas. A l’inverse, le marc est pur, avec toutefois un côté écurie assez prononcé. Le cœur penche vers le marc. Nous devisons, devisons, quand arrive l’heure du marchand de sable.
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La Percée du Vin Jaune – jour 2 – tourisme
Le lendemain matin, nous allons à Arbois au point central de la Percée. La ville grouille de gens qui finissent les décorations, fignolent les façades ou mettent la dernière main aux circuits et signalisations. Nous nous échappons vite de cette agitation pour aller découvrir quelques merveilles des paysages de cette jolie région. Les cascades du Hérisson sont un émerveillement. Dans les chutes, eau et glace cohabitent, aussi, de temps à autre on entend le bruit sourd que fait en montagne une charge de dynamite. C’est un lourd bloc de glace qui se détache de la falaise et plonge dans le torrent. L’abbaye de Baume-les-Messieurs est une étape incontournable. Restaurée en 910 elle envoya ses moines fonder l’abbaye de Cluny. Il y a là le poids de l’histoire. Les grottes et les chutes de Baume-les-Messieurs sont à ne pas manquer. Nous poursuivons notre périple par la ville de Château-Chalon qui surplombe les vignes de l’appellation que je révère. L’église de Château-Chalon, sobre mais délicate est un appréciable lieu de culte respirant l’histoire de cette commune renommée.
Passant à Poligny, c’est l’occasion de faire un crochet au magasin "Essencia", tenu par la famille Bouvret. Je vante à Tomo les vieux champagnes, vieux Yquem et vieux Tokaji. Lorsque je demande de voir deux bouteilles antiques, on me regarde comme si je voulais commettre un hold-up. Le patron appelé à la rescousse me reconnaît mais dit quand même : "à quel titre voulez-vous les voir ?". Je réponds : "mais pour les acheter bien sûr, puisque je vous ai déjà acheté quelques raretés".
La réponse claque comme un coup de fouet : "je n’ai aucune intention de les vendre, ce sera pour ma consommation". Une telle rudesse, alors que les vins sont listés et cotés dans son livre commercial, est purement inacceptable. Nous sommes sortis, abasourdis de tant d’impolitesse, puisqu’à aucun moment il n’a essayé d’expliquer pourquoi il ne vendrait pas des vins qui sont dans son catalogue.
Alors que la visite à Essencia était presque un rite, ce sera la dernière.
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La Percée du Vin Jaune – jour 2 – dîner au château de Germigney
Nous avions commandé la veille au restaurant de l’hôtel de Germigney la volaille de Bresse pour nous quatre, parce qu’elle doit se réserver à l’avance. A l’apéritif, nous buvons la demi-bouteille reçue à titre de cadeau dans notre chambre, un gentil champagne baptisé Germigney, un peu dosé, sans grande imagination, mais très acceptable.
Au dîner, nos entrées sont différentes. La mienne est faite de pâtes, d’œuf mollet et de truffes. Le vin que nous avons choisi est un Chasssagne Montrachet Villages Domaine Ramonet 2007. C’est la déception. Car ce vin qui n’est pas mal fait, au nez puissant, est rustaud, lourd, pataud, à l’alcool trop évident. Nous nous regardons avec Tomo et la conclusion est évidente : nous n’allons pas continuer avec ce vin. Faute d’alternative, nous nous tournons vers le Champagne Comtes de Champagne Taittinger 1995 qui est la dernière du lieu, ce que l’on nous a dit aussi hier. Le champagne est toujours aussi bon. Peut-être un peu moins évolué, ce qui lui va bien, même s’il est un peu moins typé.
Nous avions commandé pour voir la réaction de la volaille de Bresse un Vin Jaune Tissot (lequel de la famille ?) 2002. Le vin arrive hélas trop chaud. Mais il est clair que l’accord le plus pertinent est avec le vin jaune, qui devient brillant dès que la carafe est rafraîchie. Nous avons pu vérifier une nouvelle fois que boire une goutte du vin jaune puis ensuite le champagne donne à celui-ci une largeur et une richesse décuplée.
Le sommelier, plutôt discret, a eu la gentillesse de ne pas compter le vin de Bourgogne que nous étions prêts à payer. Ce type d’attention fidélise une clientèle.
La volaille, élevée dans le Jura mais qui a droit au label "de Bresse", est d’une tendreté exceptionnelle. Le cuisinier fait un travail d’une très belle réalisation. Il faudrait qu’en ce lieu charmant la carte des vins rehausse son niveau pour se marier à une cuisine de grand plaisir, intelligente et fondée sur de beaux produits.
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La Percée du Vin Jaune – jour 3 – début de la Percée et vente aux enchères
Le samedi matin, c’est le début de la Percée du Vin Jaune. Nous avons la chance d’accéder avant le rush. Sur deux jours, soixante mille personnes vont faire exploser le record de participation à cette grande fête populaire. Nous marchons dans la ville d’Arbois, décorée de façon naïve et amusante.
Nous allons regarder les bouteilles qui seront mises en vente et surtout le phare incontesté de cette vente, un vin jaune de 1774. Cette bouteille me trotte dans la tête de façon obsédante, car depuis de nombreux mois, lorsque j’ai été informé de sa vente, le désir de l’acquérir m’a pris. Quand nous nous promenons dans la ville d’Arbois, ma femme et mes amis se moquent de moi en disant : "là, tu n’es pas avec nous, tu es en plein dans la vente". Et c’est vrai que je ne pense qu’à ça. Les informations que j’ai grappillées sont peu réjouissantes : il y aurait en lice un anglais, un collectionneur de Singapour, des suisses et moi. Dans ma tête trotte : "je ne vais pas l’avoir, je ne vais pas l’avoir". Et la limite que je me fixe augmente à chaque minute depuis hier.
Nous allons faire un tour au caveau où se trouvent les vins du Château d’Arlay, accueillis par Alain de Laguiche, et je goûte un vin jaune du Château d’Arlay 2003. C’est une très jolie surprise, car il est vraiment d’une joie de vivre et d’une intensité supérieure à ma supputation.
Nous grignotons aux divers stands appétissants, profitant d’un soleil qui réchauffe nos corps et nos cœurs. A 14h30, c’est l’heure de la vente. Il y a très peu de vins très anciens, peut-être une quinzaine sur les 314 lots de la vente. De temps à autre j’achète un lot, comme pour occuper mon stress, car je n’arrête pas de bouger sur ma chaise, alors qu’à côté de moi, le compétiteur anglais est d’un phlegme britannique.
Nous sommes prévenus que FR3 va filmer la vente du lot à 16h30 précises. Assez vite, le britannique est éliminé de l’ascension des enchères. J’entends qu’au téléphone c’est un ami, grand collectionneur suisse de vins rares qui enchérit. Au lieu d’être dans la salle, il s’est installé au restaurant de Jean-Paul Jeunet qui est à quelques mètres de la salle des ventes. Il est aussi filmé par FR3 sur place, comme on me l’indiquera plus tard. Les échanges aussi rapides qu’au ping-pong se font entre le caviste qui représente le singapourien et Pierre Chevrier, le suisse au téléphone. J’écoute, un peu abasourdi, et, tout-à-coup, l’asiatique est muet. Vais-je entrer en lice, alors que l’on explose mes limites qui n’avaient cessé de grimper pendant mes réflexions ? Je lève ma petite raquette portant le numéro d’enchérisseur. Et nous montons. Par deux fois, dans ce chemin de croix, je demande de réfléchir. Puis, les idées se bousculent dans ma tête. Je la veux cette 1774 dont les grappes ont mûri du vivant de Louis XV ! Mais la raison est de céder, car je sais que Pierre est encore plus têtu que moi.
Je baisse les bras, saoul de cette montée exténuante, et tellement triste de devoir abandonner cette bouteille dont je rêvais depuis des mois. Etant le seul combattant présent dans la salle, je suis interviewé, car le prix au marteau fait exploser toutes les estimations des organisateurs, la foule ayant fait des "ho" et des "ah" à chaque franchissement de seuil.
Pierre arrive, et nous nous embrassons. Comme en un combat de boxe, les deux combattants s’embrassent pour se montrer leur estime. Je suis heureux pour Pierre et je suis surtout heureux que celui qui a eu cette bouteille la boira dans de bonnes conditions.
Nous nous congratulons, nous rions, mais c’est la retombée de l’adrénaline après cette âpre bataille. Mon excitation ne s’estompera réellement que tard dans la nuit.
Nous faisons valider nos bordereaux, le mien comportant malgré tout quelques pépites de 1937, 1947 et autres beaux millésimes. Mais encore saoul de ce match que j’ai perdu, je suis presque groggy.
Les organisateurs ouvrent quelques flacons de 1973 et 1979 qui sont des queues de vente que nous partageons à quelques habitués. Le cœur n’y est pas.
Nous retournons à notre hôtel pour nous préparer à un dîner à Salins les Bains chez un caviste qui va ouvrir quelques folies.
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La Percée du Vin Jaune – jour 3 – dîner chez un caviste à Salins-les Bains
J’ai connu philippe Chatillon lorsqu’il dirigeait le Domaine de la Pinte à Arbois. Il fut un des premiers à accompagner ma quête de connaissance des vins du Jura. Ayant quitté ce domaine, il s’est installé comme caviste et brocanteur à Salins-les-Bains.
Pensant que j’étais seul dans le Jura pour chasser la 1774, il me propose de me joindre à un dîner qu’il organise dans sa boutique avec quelques vins. Il ne savait pas que nous étions quatre. Il donne son accord pour que nous venions en force.
L’esprit encore chaviré par l’échec des mes enchères sur le vin jaune 1774, je rentre avec mon épouse et mes amis japonais dans la boutique de Philippe. Il y a là une vingtaine de personnes attablées à une seule table toute en longueur. Nous serons à une extrémité. Philippe n’ayant demandé à personne de se présenter, nous passerons ce repas dans l’ignorance des participants. Quand nous entrons, un des convives, historien de son état, raconte des histoires sur les cépages jurassiens. Ses interventions furent toutes passionnantes.
L’apéritif se prend sur des gougères avec un Champagne Duval-Leroy en magnum non millésimé, d’avant 1999 puisqu’il est habillé d’or pour le passage de l’an 2000. Ce champagne à la très jolie bouteille se boit avec plaisir et l’effet magnum joue à plein pour le rendre agréable.
N’ayant pas pris de notes et étant encore dans le tourbillon de la vente aux enchères je serai succinct sur les appréciations des vins du repas.
Le Chardonnay ouillé Château d’Arlay 1989 est un joli vin qui évoque le toast, le miel. Il accompagne une rillette de lapin au raifort et des toasts au foie gras et à la confiture d’airelle.
Le Trousseau domaine Rolet magnum 1983 est un joli vin rouge que l’on apprécie dix fois mieux dans sa région. En effet, on sait que l’on va boire. On y est donc préparé. Il a des notes de sous-bois et de framboises du plus bel effet. Il se boit sur un croque-monsieur à la saucisse de Morteau et au comté qui donne au vin des notes de fumé. Ce vin est fort plaisant.
Le Côtes du Jura rouge Port-Lesney Jean Luc Maire 1973 est un assemblage de vieux cépages de trousseau et poulsard. Il se boit sur un saumon aux lentilles noires préparé par un chef qui s’est joint à notre table et qui venait d’être membre du jury du concours de cuisine de la Percée, comme je l’avais été l’an dernier. Entre "collègues", nous avons plusieurs fois parlé cuisine au cours de ce repas. C’est un grand bonheur que d’échanger ainsi avec un chef aux réflexions pertinentes.
Philippe, qui n’arrête pas d’ouvrir des bouteilles, présente maintenant un Savagnin ouillé d’Arbois 1955. Le vin est superbe, profitant des effets d’une année exceptionnelle. Il accompagne une volaille au vin jaune faite par Philippe qui nous annonce le nombre de litres de vin jaune qui entrent dans la recette. Ce n’est pas une noyade, c’est une plongée abyssale qu’a subie la chair du poulet.
Nous avons un intermède avec une Montilla-Moriles de 15° dont le cousinage avec les vins du Jura est tel que personne n’a nommé ce vin espagnol à l’aveugle.
Un Château Chalon 1959 sans étiquette accompagne deux comtés, un de 18 mois et un de trente mois. Ce moment a autant d’intensité que le fromage ou le vin.
Un Macvin du Château d’Arlay 1989 accompagne un dessert aux pamplemousses blanches et roses, avec une gelée de coing. Ce vin est nettement meilleur quand il est bu à ce moment du repas que lors d’un apéritif. La combinaison avec les pamplemousses se fait élégamment, grâce à la gelée.
Nous nous faisons surprendre encore une fois avec un vin dans une bouteille bordelaise à la couleur d’un vieux sauternes. C’est un vin de paille domaine de la Rectorie 1989 de 17°, vin doux naturel de banyuls au goût de raisin séché absolument charmant.
Nous finissons par un vieux marc de savagnin d’Arbois élevé en fût qui a un goût de marc exacerbé et lui aussi plaisant, malgré sa virilité.
Ce dîner est bon enfant et débonnaire, marqué par la générosité de Philippe qui ouvre des vins plus fous les uns que les autres. L’ambiance était chaleureuse. Alors que je ne savais pas quel serait le programme, ce fut pour mes amis japonais une étonnante immersion dans un groupe de passionnés dirigés par un homme généreux à la moustache à la Vercingétorix, car il aurait aimé qu’Alésia soit jurassien.
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La Percée du Vin Jaune – jour 4 – achats chez le caviste à Salins-les Bains et repos
Le lendemain matin, nous retournons à Salins-les-Bains dans la boutique de Philippe, car au cours du repas, nous avons repéré dans sa cave de quoi justifier ce retour.
La boutique est installée dans des murs qui abritaient autrefois une banque. Aussi, la cave aux trésors est-elle protégée par des murs épais et une porte hautement blindée. C’est assez amusant. La boutique est ouverte et des visiteurs goûtent quelques vins. Philippe va chercher quelques vieilleries qu’il me demande d’ouvrir. Les vins sont morts, et ne reviendront jamais à la vie. J’ai oublié leurs âges, mais ils étaient très vieux.
Tomo fouine dans les recoins de la cave et arrive à dégoter des raretés. Je me fais guider par Philippe qui oriente mes bras vers des blancs du Jura de 1906, un blanc de 1929 et un vin de paille de 1858. Nous ramassons de quoi faire un carton pour Tomo et un carton pour moi. Nous remercions Philippe de son accueil et par un soleil resplendissant, nous préférons arpenter la ville de Salins que celle d’Arbois, envahie par une foule immense pour le deuxième jour de la Percée. Aussi bien dans cette ville que dans d’autres du Jura, le patrimoine ecclésiastique se dégrade à vue d’œil.
L’après-midi est consacré à une petite collation au caveau du Château de Germigney et à une sieste bien utile, car nous aurons un grand repas ce soir.
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La Percée du Vin Jaune – jour 4 – dîner au restaurant Jean-Paul Jeunet
Sur un forum, j’ai conversé avec un amoureux des vins et de la gastronomie qui est présent à la Percée. Après avoir fait connaissance virtuelle sur la Toile, nous choisissons de nous retrouver au restaurant Jean-Paul Jeunet qui a deux étoiles Michelin, où j’avais déjà fort bien dîné. L’inconnu que nous allons rencontrer est un habitué de ce lieu. Nous sommes cinq à dîner.
Jean-Paul Jeunet avait vécu de près les enchères de Pierre Chevrier pour la bouteille de 1774, puisque Pierre qui logeait sur place, avait enchéri en cet endroit. Aussi quand je me présente en déclinant mon nom, Jean-Paul sourit et me dit que je n’ai pas besoin de me présenter. Il y a quelques années nous nous étions battus pour enchérir sur quelques flacons. Je dois dire que la joie de nous revoir m’a montré la chaleur humaine de ce grand chef.
Nous avons pris le grand menu qui peut être associé à des vins suggérés. Nous avons choisi sur la carte des vins.
Le menu : Foie gras de canard cuit au jus de racines et sauge, un sablé de gaudes et trompettes, caramel au poivre de Tasmanie / écrevisses, scorsonères et jeunes pousses d’herbes, justes glacées en vinaigrette à la cardamome, gelée émulsionnée au vin jaune et curcuma / consommé de royale de poule, œuf de caille poché aux épices de sous-bois, émulsion vin jaune / truffe noire de Tricastin et rattes des sables, en nuances de textures et saveurs, spaghettis Parmentier / féra de lac sur une fondue de jeunes navets, quelques herbes rares étuvées au beurre de savagnin, laits crémeux aromatiques / sorbet au vin jaune et Massala / poularde de Bresse et morilles, riz mélangés de différents pays aux herbes épicées /pressé de morbier, vinaigrette aux noix et curry / pomme "belle-fille de Salins" au vin jaune épicé, gelée naturelle et sorbet à l’écrasée de pomme, un biscuit moelleux aux noix / déclinaison sur la morille, cerfeuil tubéreux en confit et crème glacé, "tube" genièvre croustillant / quelques gourmandises.
La cuisine du chef est absolument remarquable. C’est la chair de la féra qui m’a procuré la plus belle émotion. Le service en revanche n’est pas du niveau de deux étoiles. Et ce n’est pas lié au nombre de serveurs, même si le restaurant était plein. C’est un problème d’efficacité qu’il doit être facile de corriger. Alain le sommelier, assailli de toutes parts était toujours en retard d’une bataille. Et pourtant, notre choix de vins aurait dû mériter quelques attentions particulières.
L’apéritif se prend sur un Champagne Krug Clos du Mesnil 1988. Quel grand champagne ! Même arrivé trop froid, il montre d’emblée des fleurs et des fruits roses et blancs. Sa complexité est extrême. L’acidité jouant sur les notes fruitées. Il y a aussi des notes de crème et de pâtisserie. Le champagne est raffiné, complexe, au sommet de son art.
C’est Tomo qui a insisté pour que nous choisissions les deux vins qui suivent. Le Corton-Charlemagne Domaine G. Roumier 1980 est une grande surprise. La couleur est très jeune, d’un jaune encore vert. Le nez est puissant, beaucoup plus que ce qu’on attendrait. Et, sans avoir l’ampleur d’un Coche-Dury, ce Corton Charlemagne est passionnant, d’un message clair, minéral, de grande fluidité et au beau final. Nous avons aimé de vin qui s’est montré au dessus de ce qu’on pouvait attendre.
Le Chambolle-Musigny les Amoureuses Domaine G. Roumier 1971 est une découverte et un enchantement. Il est merveilleusement bourguignon, de cette Bourgogne qui ne veut pas séduire et attend qu’on la comprenne. Car il y a une amertume qu’il faut savoir apprivoiser. Ce vin me rappelle les Richebourg du domaine de la Romanée Conti. Car on a cette distinction sur un fond assez strict que j’adore. Nous prenons un plaisir sans mélange avec un vin au raffinement infini, au boisé d’une justesse extrême, à l’amertume contrôlée et au fruit délicat. C’est un vin de haute tenue.
C’est Jean-Paul Jeunet qui est allé chercher dans sa cave une pépite. Le Vin Jaune Marcel Blanchard propriétaire récoltant à Montain 1959 est au sommet de son art, car l’année 1959 est opulente et sereine. Il n’a pas le coffre d’un Château Chalon, mais le plaisir n’est pas altéré. Sa présence en bouche est un régal.
Nous avons passé un excellent dîner avec la belle cuisine d’un chef en pleine réussite. Les vins étaient superbes. C’est un grand moment de notre séjour.
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La Percée du Vin Jaune – jour 5 – visite aux caves Bourdy, achats et retour à Paris
Le lendemain matin, avant notre retour vers la Capitale, nous faisons une halte aux Caves Bourdy à Arlay où je passe à chacun de mes séjours. Jean-François Bourdy nous reçoit avec le sourire. Il nous raconte l’histoire du domaine qui est dans la même famille depuis plus de quinze générations, aux alentours de 1450. Il a des anecdotes passionnantes et on sent que la volonté est affirmée de conserver les mêmes stratégies tout au long de l’histoire. Le domaine est en biodynamie et les visiteurs qui peuvent entrer dans un musée de la vigne et du vin où tous les appareils proviennent du domaine, ou dans un musée de la bouteille de vin avec des exemplaires du 15ème siècle de Vieille-Loye et de tous les siècles suivants dont toutes les pièces proviennent du domaine, peuvent aussi prendre un chemin qui passe à travers les vignes, qui dure un peu plus d’une heure et explique toute la démarche de la biodynamie. Jean-François est très pédagogique et intarissable tant sa passion transpire.
Nous contemplons les trésors de la cave dont la plus vieille bouteille est de 1781 et nous sommes filmés par une chaîne locale qui savait que ce rendez-vous aurait lieu. Nous dégustons trois vins, choisis dans des années que Jean-François apprécie. Ses parents viennent nous saluer, et nous sommes heureux de les retrouver. C’est auprès du père de Jean-François que j’avais participé à une dégustation de 120 vins du Jura. Il m’avait confié que l’année 1865 est la plus grande de tous les temps. C’est elle que je vais acheter aujourd’hui, la dernière disponible puisque la restante sera gardée pour la famille.
Le Côtes du Jura rouge Jean Bourdy 1942 est un vin de connaisseur. Sa couleur est assez étonnante, car sa vivacité est extraordinaire. Le vin brille comme un rubis foncé. En cave, le nez est discret d’autant que le vin est froid. Mais en bouche il sait se montrer subtil, délicat, vin fait pour des poissons de rivière. Les vins rouges du Jura sont peu charmeurs. Si l’on sait l’accueillir, ce vin d’une grande année et accompli devient un vrai régal.
Le Côtes du Jura blanc Jean Bourdy 1953 est d’une belle couleur dorée et presque ambrée, ce qui est normal pour l’année. C’est fou comme l’âge embellit ce vins. Il est plus vin blanc que vin du Jura, précis, élégant, fait pour une gastronomie de haut niveau.
Paradoxalement, alors que je l’adore, c’est le Château Chalon Jean Bourdy 1934, de l’une des plus grandes années du siècle, qui m’étonne le moins. Car ce vin bu en cave a besoin d’une aération et d’un réchauffement. Et quand on a serré le verre dans ses doigts, l’éclosion d’un grand Château Chalon est spectaculaire. Là aussi, c’est la pureté et la précision qui caractérisent ce vin qui n’a pas du tout la noix imprégnante que l’on trouve dans les vins d’autres domaines. Tomo est aux anges, ravi d’accéder à des vins de ce calibre.
Nous faisons nos emplettes, dans des années que Jean-François donne avec parcimonie pour perpétuer l’histoire du goût des vins de son domaine.
Nous repartons vers Paris, avec des émotions et des sensations qui créent de grands souvenirs. Vive la Percée du Vin Jaune et tous les émerveillements qui se créent autour.